Intervention de Vuillard lors de la conférence de presse à l’assemblée nationale

La liberté de tous commence par la liberté d’un seul. Et cela, nous le comprenons à chaque fois différemment, au gré des rencontres, dans des circonstances nouvelles. Ainsi, la liberté défendue contre l’Ancien régime ou contre une dictature moderne n’est déjà pas de même nature, et celle défendue contre une démocratie libérale peut sembler à première vue de plus faible intensité ; pourtant, c’est toujours une personne, une personne comme vous et moi, que l’on tourmente, et qui se trouve prise dans le vent glacé des institutions, et livrée à l’arbitraire des impératifs d’un gouvernement. C’est toujours un individu que l’on menace, c’est toujours un individu contre lequel le pouvoir s’acharne.

Vincenzo Vecchi a participé en 2001 aux importantes manifestations contre le G8, à Gênes. Il faut se souvenir que 16 ans plus tard, dans un entretien à La Repubblica, le chef de la police italienne, Franco Gabrielli, a reconnu que, lors de la terrible répression subie par les manifestants, ont été commis « des actes de tortures », ce sont ses propres mots. Et il ajoute « A Gênes, un nombre incalculable de personnes innocentes ont subi des violences physiques et psychologiques qui les ont marquées à vie ». C’est le chef de la police italienne qui parle.

Mais la répression ne s’est pas cantonnée aux manifestations, après la police, la justice italienne a réactivé un ancien dispositif répressif, les lois Rocco, contre dix manifestants, parmi les 350 qui furent arrêtés, et ces dix manifestants furent condamnés à de très lourdes peines.

Ainsi, condamné à plus de dix ans de prison, Vincenzo Vecchi s’est réfugié en France. Il y a vécu paisiblement. En 2019, deux mandats d’arrêt européens sont émis contre lui. Le premier est caduc, la justice italienne ne pouvait l’ignorer, il s’agissait seulement de donner le sentiment à la justice française que Vincenzo Vecchi est un récidiviste. On instrumentalise le droit. On s’en sert à d’autres fins que celles pour lequel il est créé. Un mandat d’arrêt caduc est délivré pour donner l’impression que le prévenu est relaps, un repris de justice. Ce premier mandat d’arrêt n’est donc pas un mandat d’arrêt à proprement parler, c’est une manœuvre politique.

C’est donc à propos du second mandat d’arrêt que nous sommes réunis aujourd’hui. Il réclame que Vincenzo Vecchi soit livré à l’Italie afin d’y accomplir une peine de dix ans de prison pour « dévastations et saccage. » Le nom même de l’incrimination fait frémir : « dévastations et saccage. » On le sait bien, les noms ne sont jamais choisis au hasard. Ici, il faut faire peur, il faut donner le sentiment que les prévenus sont des gens sans aveux, des personnes dangereuses.

En réalité, c’est plutôt l’incrimination pour « dévastations et saccage » qui est un danger pour la justice. Elle répond en effet à une conception du droit tout à fait étrangère à nos traditions, tout à fait contraire à une tradition démocratique. Elle établit une infraction collective, sans qu’il soit besoin de démontrer une participation active de chacun ; il suffit que chacun ait « concouru moralement », notion bien vague, aux dégradations produites par la foule pour en être jugé responsable. Il s’agit d’une complicité passive. Or, dans notre droit, la responsabilité pénale ne peut être que personnelle, et la complicité active, on ne peut être accusé au nom d’une infraction que l’on n’a pas personnellement commis. Il faut des preuves, il faut une action personnelle. Cela va en réalité de soi. Alors qu’avec dévastations et saccage, il suffit d’avoir été présent, il suffit d’avoir commis de menus délits qui, reliés à des délits commis par d’autres, constituent l’incrimination. Et les peines sont alors très lourdes, et pourtant il s’agit seulement d’atteintes aux biens. Les peines vont de 8 à 15 ans de prison, ce sont des peines criminelles.

On le comprend, c’est le droit de manifester qui est visé, il faut intimider les citoyens, cette loi est une menace. Mais les sanctions sont bien réelles, elle n’est pas qu’une menace, elle est une répression très sévère. Elle constitue donc une atteinte très grave au droit de manifester. Il suffit d’avoir été présent sur une manifestation pour être responsable des désordres qui s’y commettent, et risquer une peine qui peut aller jusqu’à 15 ans de prison !

Dans les démocraties libérales, on s’est malheureusement habitué à une régression dans ce domaine, la liberté de manifester est de plus en plus contrariée, limitée, encadrée. Mais ces régressions restent cependant sans rapport avec ce que permet la loi « dévastations et saccage ». Car cette loi n’est pas le triste aménagement répressif d’une démocratie libérale, cette loi est une loi d’origine fasciste, elle a été conçue, rédigée par des juristes fascistes et promulguée le 19 octobre 1930. Il s’agit donc à proprement parler d’une loi mussolinienne. C’est au nom d’une loi mussolinienne que Vincenzo Vecchi est aujourd’hui réclamé par la justice italienne.

Mais ce n’est pas seulement une loi mussolinienne, ce n’est pas le sinistre vestige d’un ordre politique défunt, ce n’est pas une loi parmi d’autres, une loi anodine, vénielle, quelconque. Non. L’incrimination pour dévastations et saccage dont la cour de Cassation française va devoir dire dans une semaine si elle est oui ou non compatible avec notre droit, puisque c’est là le point central de l’affaire, le problème juridique qui se pose, cette incrimination dont la cour de Cassation va devoir dire si elle est comparable à une incrimination de droit français, si, comme le prétend outrageusement l’avocat général, on pourrait, par exemple, l’assimiler au vol, (et cela pour des madriers que monsieur Vecchi aurait pris sur un chantier pour les placer au milieu de la route), cette incrimination dont le gouvernement prétend qu’elle est compatible avec notre droit puisqu’il appuie ouvertement la remise à l’Italie de Monsieur Vecchi, cette incrimination, « dévastations et saccage » n’est pas une incrimination vénielle, comme le vol, n’est pas le genre d’incrimination que l’on retrouve dans le code pénal d’un droit libéral, et pour cause, c’est non seulement une incrimination d’origine mussolinienne, mais c’est même la loi fasciste par excellence.

Lorsqu’elle est adoptée par décret en 1930, Mussolini est au pouvoir depuis huit ans. L’Italie est alors l’une des dictatures les plus autoritaires de l’Histoire. Et la loi « dévastations et saccage » est le cœur même de son arsenal répressif. Cette loi est donc par essence fasciste, elle est l’expression juridique d’un ordre dictatorial. En 1930, la structure pénale du régime mussolinien est définitivement consolidée par cette loi. On ne peut donc pas interpréter cette loi comme s’il s’agissait d’une loi comme les autres. Ce n’est pas le genre de loi que l’on vote dans un Parlement, et le mot « fasciste », ici, n’est pas une expression imagée, ni une comparaison éloquente ou excessive, c’est une loi littéralement fasciste. Dans sa propagande Mussolini voyait même dans cette loi un cas emblématique, il parlait d’une loi fascistissime.

Il est donc inquiétant de lire, dans les mémoires des différents avocats généraux, une tentative impérieuse, résolue, d’amalgamer cette loi à notre droit. Il est inquiétant de penser qu’un avocat général français, notre contemporain, discute et interprète l’arsenal répressif de la dictature mussolinienne comme un autre élément de droit, et le juge parfaitement compatible avec le droit français, au point même de se pourvoir deux fois en cassation contre les décisions de deux cours d’appel qui elles, Dieu merci, ont jugé à l’inverse que cette loi fasciste ne devait pas être confondu avec le droit français.

Mais alors, que veut l’exécutif ? Au nom de quelles valeurs s’acharne-t-il à appuyer la requête de la justice italienne ? Au nom de quelles valeurs fait-il comme s’il ne s’agissait pas d’une loi fasciste, mais d’une simple loi de notre voisin italien ?

Il y invoque pour cela une raison, dans le rapport que le gouvernement français a fait parvenir à la Cour de justice de la communauté européenne, qui vient de rendre sur l’affaire Vecchi un avis très préoccupant. La raison que le gouvernement français invoque, c’est la coopération européenne. Au nom de cette valeur suprême, la coopération européenne, mieux vaudrait, c’est la voix de la France, que soit appliquée une loi littéralement fasciste plutôt que l’impunité d’un prévenu. Il n’y aurait rien de pire qu’une mauvaise coopération européenne.

Ce serait donc cela nos valeurs ? cette expression qui revient à longueur de temps ne signifierait ici que cela : la coopération européenne à tout prix, fût-ce au prix de l’identification de notre droit pénal avec le droit pénal mussolinien ?

Enfin, on ne peut pas oublier le contexte politique. Depuis que Vincenzo Vecchi est réclamé par l’Italie, l’extrême droite italienne est présente. Aujourd’hui, elle est même aux portes du pouvoir. Mateo Salvini était ministre de l’intérieur lors de l’exécution du mandat d’arrêt européen à l’encontre de Vincenzo Vecchi. On sait que sa politique et ses références flirtent avec le régime fasciste, qu’il détourne sans complexe des slogans de Mussolini, qu’il se montre au balcon depuis lequel le dictateur avait assisté au lynchage de deux jeunes antifascistes. Ce n’est donc pas anodin.

A présent, c’est Fratelli d’Italia qui arrive au pouvoir, et dont l’idéologie se revendique très clairement du fascisme. C’est donc au nom d’une loi instituant une odieuse complicité passive, et réprimant autoritairement le droit de manifester, que le gouvernement français veut ouvertement livrer Vincenzo Vecchi à l’Italie, mais c’est encore une loi d’origine mussolinienne, et pas une loi ordinaire, mais une loi appartenant au cœur du dispositif pénal fasciste, une loi destinée à assurer l’autorité nécessaire à une dictature, que l’avocat général voudrait  assimiler à  la loi française, et cela au moment même où, en Italie, les émules du fascisme sont au pouvoir, c’est au nom d’une loi mussolinienne qu’il faudrait leur livrer un opposant, un militant antifasciste, un altermondialiste !

Mais alors, à quoi sert le contrôle du juge, à quoi bon, et quelle est donc la qualité cachée, la morale secrète de cette coopération européenne, qu’il faudrait assurer par-dessous tout, en sacrifiant, ici, les principes les plus fondamentaux, ceux que nous avons hérités de toute l’histoire démocratique ?

Car enfin, le problème technique posé par le mandat d’arrêt européen n’est pas qu’une affaire de droit. La cour de Justice a rendu un avis qui pourrait juguler terriblement le pouvoir de contrôle du juge.

Rappelons que dans le cadre des mandats d’arrêt européens, il existe une liste de 32 incriminations pour lesquelles il n’y a pas de discussion possible, si le droit a été formellement respecté, le prévenu est livré au pays européen qui le réclame. Mais dans tous les autres cas, le juge doit contrôler si la condition de double incrimination est respectée. En 2021, c’est un membre de la commission des lois, ici même, un député de la majorité présidentielle qui déclarait, lors de l’examen d’un amendement à la loi Confiance : « la double incrimination doit être maintenue car elle est un principe fondamental du droit international ».

Si c’est un principe fondamental, alors le juge doit pouvoir contrôler, dans l’affaire Vecchi, si à une loi fasciste correspond une loi française. Ce ne peut pas être le cas. Si la cour de Cassation acceptait de réduire son contrôle, autrement dit son pouvoir, ce qui pour une institution serait une première assez curieuse, elle ferait du mandat d’arrêt européen une simple formalité. Dans ce cas, la cour de Cassation sacrifierait son rôle judiciaire, elle se cantonnerait à une fonction purement exécutive. Or, on le sait bien, il existe au moins trois pouvoirs, c’est au fondement de nos institutions, il existe trois pouvoirs qui doivent être séparés les uns des autres. Mais à priver le juge de son moyen de contrôle sur les mandats d’arrêt européen, on le ravale à une fonction exécutive, on en fait le simple exécutant des volontés gouvernementales. Ce serait inquiétant.

Car en dernière instance, le ton général de notre droit vient de la Révolution française, de ses prolongements. Le rapport que nous avons au droit vient d’un moment où les avocats, les juristes, ont joué un rôle de premier plan dans l’émancipation des hommes, dans l’expression des libertés et dans leur défense. Aussi, c’est la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui constitue le fond idéologique de notre droit. Il ne faut jamais l’oublier. C’est au nom de cette déclaration qu’en dernière analyse les magistrats doivent juger et interpréter le droit. C’est au nom de la liberté qu’ils doivent contrôler si un mandat d’arrêt doit ou non être exécuté, c’est au nom de la liberté qu’il leur faut écarter l’application d’une loi répressive venue d’un régime totalitaire.

C’est pourquoi, je remercie sincèrement, au nom du comité de soutien, les journalistes qui se sont, à un degré ou un autre, intéressés à l’affaire et qui ont tenté de la faire connaître et d’en faire comprendre les enjeux. Nous remercions notamment Antoine Agasse, de l’AFP Rennes, Emmanuel Cazale, de l’agence de presse italienne, François Bonnet de Mediapart, Grégoire Leménager de L’Obs, Emmanuel Fansten de Libé, Henri Seckel et Christine Rousseau du Monde, Thomas Lemahieu de L’Humanité, Bénédicte Lutaud du Figaro, Nolwenn Weiler de Basta mag, Sonia Kronlun et Adila Bennedjaï-Zou pour France Culture.

La liberté de tous commence par la liberté d’un seul. Il ne faut jamais se dire : c’est un cas isolé, cela ne me concerne pas. C’est en se penchant sur la vie d’un autre que l’on saisit mieux les principes qui fondent une société, c’est en soutenant la liberté d’un autre que l’on comprend plus précisément le sens des mots, que l’on peut sentir palpiter en soi, en nous, un sentiment, quelque chose, une disposition qui n’appartient à personne en particulier, et qui garantit la liberté de tous.