Droits fondamentaux vs collaboration européenne

Plaidoirie de Paul MATHONNET à la Cour de cassation

Affaire Vecchi / Ministère public (Mandat d’arrêt europée) – Audience Cour de cassation 11 octobre 2022

Plaidoirie de Paul MATHONNET, Avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation

I.                     Permettez-moi, Monsieur le Président, de me référer, en introduction de l’exposé des raisons pour lesquelles nous posons cette question prioritaire constitutionnalité, à un épisode bien connu de l’histoire du droit pénal international. 1841 : le navire américain La Créole transporte 135 esclaves ; 19 se révoltent, tuent leur maître, s’emparent du navire et mènent ce dernier à Nassau, territoire britannique. Le Gouvernement britannique s’interroge sur le point de savoir s’il faut remettre les meurtriers aux Etats-unis d’Amérique qui entendent les poursuivre pour le crime de rébellion d’esclaves. Après tout, disent certains, nous ne sommes pas juges des lois américaines et les faits reprochés sont punissables selon nos propres lois au titre du meurtre. Le Gouvernement britannique refuse la remise en dépit de ces arguments. Approuvant cette décision, Rossi écrivait alors dans la Revue des deux mondes : « Conçoit-on rien de plus immoral qu’un gouvernement disant à un autre gouvernement : L’homme qui me demande asile n’a rien fait qui me paraisse devoir attirer sur lui la vindicte publique ; mais n’importe, le voici, prenez-le, et faites-en avec lui à votre fantaisie. Vos lois sont absurdes, votre justice inique ; c’est égal, je ne viens pas moins vous prêter aide et assistance, et vous fournir des victimes. Car, [poursuivait-il], il faut bien le dire, celui qui extrade participe à l’action de la juridiction étrangère, il s’en fait l’auxiliaire, il en devient le commissaire de police, le gendarme ».

Monsieur le Président, mesdames et messieurs les conseillers, évidemment les différences entre les législations pénales des Etats membres de l’Union européenne ne sont pas de l’ordre de celles qui opposaient la Couronne britannique aux Etats-Unis d’Amérique. Sans doute, les variations qui persistent entre les législations pénales tiennent, pour l’essentiel, à des différences d’approche juridique purement techniques. Mais il subsiste encore, même entre les Etats membres de l’Union, des variations qui tiennent à des différences de valeur, ceci à raison de la culture et de l’histoire propres à chaque Etat.

II.                    Le délit de « dévastation et pillage » en est l’exemple par excellence. Issu du code dit Rocco de 1930, ce délit est un vestige du fascisme. Il s’agit d’une loi mussolinienne que l’Italie n’a pas jugé bon d’abroger pour des raisons propres à sa trajectoire d’après-guerre. Entendons-nous bien : c’est une loi mussolinienne à raison non pas de son origine seulement, mais avant tout de son contenu. Cette loi punit en effet, en substance, la participation à un trouble majeur à l’ordre public. La jurisprudence de la Cour de cassation italienne – je vous renvoie à ce titre à l’écrit qui figure en annexe de notre mémoire QPC – montre que les actes portés aux biens ne sont que les sous-jacents d’une infraction qui suppose avant tout une participation à une atteinte grave à l’ordre public. Cet ordre public est ici conçu, non pas comme le moyen pour chacun d’exercer sa liberté – conception de nos démocraties libérales – mais comme un bien juridique en soi ; un bien juridique porté au sommet des valeurs d’une société dans laquelle Etat et corps social avaient vocation à ne faire qu’un et à être protégés ensemble. A ce titre, l’infraction relève de la catégorie identifiée par les historiens des lois « fascistissimes » : celles qui reflètent l’essence du fascisme.

Il en résulte deux conséquences encore aujourd’hui : une peine encourue très élevée, comprise entre 8 et 15 ans, voir 20 ans d’emprisonnement ; une imputation possible par simple concours moral, autrement dit, trivialement, à raison de la seule présence lors d’une manifestation qui dégénère. Et cette loi constitue, in fine, un moyen de réprimer de manière excessivement sévère des manifestants fautifs, et de dissuader les autres, non fautifs, d’exercer leur liberté de manifester. Concrètement, pour Monsieur Vecchi, la mise en œuvre de ce délit a conduit au prononcé d’une peine de 10 ans d’emprisonnement pour des faits dont vous avez pu apprécier la consistance : le vol d’une planche dans un chantier, des coups de bâton sur des voitures, la participation à un assaut contre une agence bancaire, le feu à un pneu, avoir bu une cannette de soda près d’un magasin en train d’être pillé. Sans compter que 2 des 7 faits retenus à son encontre relevaient d’un simple concours moral inconnu dans notre droit. Pour un ordre de grandeur : il y a 18 mois, la justice française condamnait les participants au « saccage » de l’Arc de Triomphe. La peine la plus sévère s’est élevée à 8 mois d’emprisonnement avec sursis pour ceux qui avaient tenté de fracasser la porte avec un extincteur. Entre 8 mois avec sursis et 10 ans ferme, l’écart ne tient pas à une différence de contexte ou de sensibilité de part et d’autre des Alpes. Elle tient à une différence d’intérêt protégé par l’infraction.

III.                  Vous aviez parfaitement identifié cette difficulté lorsque vous avez saisi la Cour de justice de l’Union européenne d’une question préjudicielle, précisément de la première des trois questions que vous avez posées, dans laquelle vous souligniez que le délit de dévastation et pillage se différencie du vol et des dégradations que connaît la loi française, en ce qu’il requiert un élément constitutif supplémentaire qui est l’atteinte à l’ordre et à la paix publics. Pour notre part, nous avons insisté, devant la Cour de justice, sur le fait que si l’exigence de double incrimination doit être regardée comme satisfaite même en l’absence de correspondance parfaite entre les infractions, autrement dit même en présence d’une différence d’éléments constitutifs – c’est la solution de l’arrêt Grundza – l’atteinte à l’ordre public ne constitue pas ici un élément constitutif comme un autre, car il est le reflet de l’intérêt protégé. Cet intérêt protégé est ici un ordre public sacralisé car conçu comme une fin en soi dans l’idéologie fasciste, ce qui n’est pas la conception de nos démocraties, où l’ordre public n’est que le moyen pour que chacun puisse exercer sa liberté. Or, disions-nous, la différence d’intérêt protégé est une différence pertinente pour la mise en œuvre de l’exigence de double incrimination. Pertinente au regard du contexte comme au regard de la finalité de la décision-cadre, car la prise en compte de l’intérêt protégé s’inscrit dans la volonté exprimée par les Etats membres, lorsqu’ils ajoutaient un paragraphe 4 à l’article 2 de la décision-cadre, de maintenir dans leur droit interne l’exigence d’une double incrimination.

Peine perdue : la Cour de justice a estimé, vous le savez, qu’il importe peu que les faits soient « de nature » » à porter atteinte à un intérêt juridique qui n’est pas requis dans la législation de l’Etat d’exécution – perdant de vue au passage qu’il ne suffit pas, pour le délit de dévastation et pillage, que les faits soient « de nature » à porter atteinte à l’ordre public, mais il faut qu’ils aient concrètement eu pour effet une telle atteinte. Ce qui compte, pour la Cour de justice, c’est l’efficacité du mandat d’arrêt européen et l’effectivité de la confiance mutuelle ; et pour cela il convient de lever tout obstacle aux remises. Tous, même ceux qui résultent de ce que la législation de l’Etat d’émission protège un intérêt différent de celui que protège la législation de l’Etat d’exécution.

IV.                  Cette décision a suscité de très vives réactions au sein de la société civile. Nous avons produit à la procédure trois tribunes, deux publiées en France dans le Monde et Libération, un troisième en Belgique dans le journal Le Soir. A ce jour, figurent parmi les signataires : 76 parlementaires ; deux anciens ministres de la justice ; deux anciens candidats à la dernière élection présidentielle ; 40 personnes issus de la magistrature ; des avocats ;  de nombreux artistes :  des réalisateurs de cinéma – 3 palmes d’or – des écrivains – deux prix Goncourt, Eric Vuillard et Pierre Lemaître –  et la récipiendaire du dernier prix Nobel, Annie Ernaux – ainsi qu’autres personnalités intellectuelles y compris étrangères telles que Bernard Stiegler, Noam Chomsky. Toutes ces interventions ont pour objet de soutenir Vincenzo Vecchi. Mais elles n’auraient pas la même force si elles n’étaient pas également là pour témoigner de la profonde inquiétude dans le contexte actuel qui est celui de l’ancrage de démocraties dites illibérales en Europe, et plus encore de l’arrivée au pouvoir en Italie d’un parti post-fasciste. Une inquiétude quant aux conséquences d’un mécanisme de coopération automatique et d’une confiance mutuelle qui serait aveugle.

V.                    Et il est vrai que la solution retenue par la Cour de justice est particulièrement inquiétante et contestable. Permettez-moi de m’attarder un instant sur chacun de ces deux points. La solution est inquiétante car, pour son application, il faut s’attendre à ce que, demain, vous soyez contraint d’accorder la remise d’une personne ayant trouvé refuge en France après avoir été condamnée à une peine de trois ans d’emprisonnement pour un délit d’offense à la religion, concrètement pour avoir décroché un crucifix, au motif que, parmi les faits ayant donné lieu à cette condamnation, le « décrochage » caractérise un vol, peu important que la peine soit, en réalité, déterminée en fonction d’une atteinte à la religion que nous ne connaissons pas. Demain encore, vous devrez ordonner la remise d’une personne ayant trouvé refuge en France après avoir été condamnée à une peine de cinq ans d’emprisonnement pour comportement indécent à connotation homosexuelle, au motif que ces faits, abstraction faite de cette connotation dont nous ne saurions tenir compte, seraient qualifiables en France en exhibition sexuelle. Ces exemples sont tirés de délits hypothétiques. Mais demain, si des militantes féministes italiennes trouvent refuge en France après avoir été condamnées des peines d’emprisonnement ferme pour le délit cette fois bien réel de dévastation et pillage, pour avoir inscrit des graffitis sur un bien public au cours d’une manifestation qui a dégénéré, vous devrez ordonner la remise au motif, identique au cas de monsieur Vecchi, que ces graffiti constituent en France des dégradations de nature délictuelle. Vous serez alors « l’auxiliaire, le commissaire de police, le gendarme » d’une répression injuste ou d’une instrumentalisation d’un droit pénal illibéral aux fins de répression politique. La solution est donc bel et bien dangereuse. S’ajoute à cela – et c’est le second point – que le raisonnement de la Cour de justice est contestable au point de soulever une difficulté majeure. Il convient en effet de se rappeler qu’en inscrivant la possibilité de maintenir l’exigence d’une double incrimination dans l’article 2 de la décision-cadre, au terme d’échanges avec la Commission qui, elle, souhaitait la disparition de cette exigence, les Etats membres avaient entendu émettre une limitation des demandes dans le cadre desquelles s’applique la confiance mutuelle. La position des Etats était : confiance mutuelle, oui, mais dans les limites de ce qui relève, de part et d’autre de la frontière, des limites de la loi pénale de chacun des Etats concernés. Plus précisément, il y a ce qui est commun – les 32 infractions pour lesquelles la double incrimination n’est plus exigée –  et il y a ce qui est partagé –  ce qui répond à la condition de double incrimination. Au-delà, pas de coopération. Or, cet au-delà commence là où les infractions sont différentes au point que leur intérêt protégé n’est plus le même. Ceci pour la simple raison qu’à la date de la décision-cadre, aucun inventaire des législations européenne n’était réalisé et qu’en l’absence d’un tel inventaire les Etats n’auraient pu savoir à quoi ils s’engageaient s’ils avaient accepté que la double incrimination se trouve satisfaite même lorsque la différence entre infraction touche à un élément constitutif qui reflète l’intérêt protégé. En décidant, à l’inverse, de faire primer la confiance mutuelle sur l’exigence minimale d’un intérêt protégé commun aux deux législations, la Cour de justice a conçu la confiance mutuelle comme absolue – nous dirions aveugle. La Cour de justice a vidé l’exigence de double incrimination de sa substance par un renversement de la logique de la décision-cadre : c’est au nom d’une confiance mutuelle que les Etats avaient précisément entendu limiter en maintenant l’exigence de double incrimination, que cette double incrimination se trouve désormais vidée de son contenu. Il est donc légitime de se poser la question de savoir dans quelle mesure la Cour de justice a rendu une décision qui non seulement fait fi du contexte actuel, non seulement permettra aux régimes illibéraux d’étendre leurs instruments répressifs dans toute l’Europe et fera de nous leurs complices mais, plus fondamentalement, détourne l’intention des rédacteurs de la décision-cadre et empiète sur la souveraineté des Etats-membres.

VI                   Vous l’aurez compris, la solution retenue par la Cour de justice soulève une difficulté d’ordre institutionnel, qui affecte précisément la complémentarité entre le droit de l’Union et le droit national, et qui appelle la poursuite du dialogue avec la Cour de justice. Vous n’êtes plus en mesure de poursuivre ce dialogue, puisque la décision de la Cour de justice s’impose à vous et qu’aucune des règles dont vous faites application n’est soustraite au principe de la primauté du droit de l’Union. En revanche, le Conseil constitutionnel, lui, est en mesure d’écarter cette primauté dans certaines circonstances, plus précisément lorsqu’il fait jouer, pour la protection d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sa réserve de compétence. Le Conseil constitutionnel doit être saisi pour que soit restituée à l’exigence de double incrimination la portée qui se doit. C’est la raison de la question prioritaire de constitutionnalité sur laquelle vous avez à vous prononcer.

VII.                 Reste désormais à examiner successivement les trois points qui portent d’une part sur le fondement de cette question prioritaire de constitutionnalité, d’autre part sur la faisabilité du contrôle de constitutionnalité que nous appelons de nos vœux, et, enfin, sur la justification du renvoi de cette question au Conseil constitutionnel.

VIII.               Le fondement de la présente question prioritaire de constitutionnalité, c’est la garantie des droits prévue par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Il n’est pas besoin de vous le rappeler :  la garantie des droits est ce qui évite que les droits et libertés ne restent illusoires : c’est le droit à un recours effectif, à une juridiction impartiale ; c’est l’exercice des droits de la défense, l’interdiction des lois de validation ; bref, c’est ce qui assure la sécurité juridique pour l’exercice entier des libertés. Nous pensons que cette même garantie des droits induit l’exigence de double incrimination, car cette dernière est l’assurance, pour tout un chacun, Français ou étranger, de n’être remis à une autorité étrangère que dans les limites connues de la loi pénale française.Allant plus loin, c’est une garantie, pour nous tous, de ne pas devenir « l’auxiliaire, le commissaire de police, le gendarme » d’une répression contraire aux droits et libertés. Soyons concret : si la remise de monsieur Vecchi est accordée, le message aux autorités italiennes, plus précisément au gouvernement post-fasciste, sera très clair : nous n’avons, en France, rien à redire sur votre délit de dévastation et pillage ; et ce message sera encore plus clair pour la population italienne : vous pouvez aller manifester mais en cas de troubles vous vous exposez par votre seule présence et en tout état de cause quelle que soit la gravité de vos agissements, à un risque de condamnation à une peine de huit d’emprisonnement au moins, ceci sans échappatoire possible car vous ne trouverez refuge nulle part en Europe. Ceci montre bien que l’exigence de double incrimination figure parmi les garanties sans lesquelles il n’y a pas de liberté, et sans lesquelles nous trahirions notre propre conception de la liberté. C’est la raison pour laquelle nous faisons valoir que, par ailleurs, l’exigence de double incrimination doit être reconnue comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République. Les conditions pour la reconnaissance de ce principe nous semblent réunies, et nous renvoyons sur ce point à notre mémoire [1]. Madame l’avocate générale soulève trois objections à la reconnaissance de la valeur constitutionnelle de l’exigence de double incrimination qui seront toutes levées. Première objection, il serait contradictoire de voir dans le même principe une déclinaison d’un droit prévu par la Déclaration des droits de l’homme et un principe fondamental reconnu par les lois de la République. Nous ne le pensons pas. Un même principe peut être dégagé selon ces deux démarches différentes. Tel est d’ailleurs le cas du principe du respect des droits de la défense, qui a d’abord été admis en tant que principe fondamental reconnu par les lois de la République puis en tant que déclinaison de l’article 16 de cette Déclaration. Deuxième objection : la nature de l’exigence de double incrimination, notion relevant du droit international public et qui touche à la souveraineté des Etats, ne pourrait faire naître un droit individuel. Mais nombre de principes, à première vue purement objectifs, ont été regardés comme le siège de droits subjectifs. Pour ne prendre que la décision QPC Air France dont il sera question, le principe du monopole de la force publique a été regardé comme invocable en tant que droit ou liberté. Enfin, troisième objection : l’exigence de double incrimination fait l’objet d’importantes exceptions, au premier plan desquelles la suppression radicale de cette exigence dans la décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen  pour ce qui concerne la liste des 32 infractions prévue par l’article 2. Il en résulterait qu’il ne peut s’agit d’un principe protégé par notre Constitution. Mais, ainsi que nous l’avons écrit, un principe peut disposer d’une valeur constitutionnelle tout en ne présentant aucun caractère absolu et tout en pouvant, à ce titre, faire l’objet de limitations. Tel est le cas du principe de double incrimination qui n’a rien d’absolu et fait régulièrement l’objet de limitations mais qui, dans la présente affaire, a été, sous couvert d’une limitation, vidé de sa substance. Vous aurez donc à constater la valeur constitutionnelle du principe de double incrimination que ce principe soit appréhendé comme une simple déclinaison de la garantie des droits, ou qu’il soit regardé comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République.

IX.                  Qu’en est-il, désormais, de la faisabilité ; de la question délicate de savoir si le contrôle de constitutionnalité que nous appelons de nos vœux est praticable ? Nous assumons parfaitement qu’il s’agit ici de neutraliser, dans le cadre d’un contrôle de constitutionnalité, une règle issue d’un arrêt préjudiciel. Et nous pensons que cela n’a rien d’impossible. Pour conclure de la sorte, il convient de distinguer les dispositions législatives contestées et l’interprétation de ces dispositions qui s’impose au regard de l’arrêt préjudiciel. En premier lieu, s’agissant des dispositions législatives contestées, elles ont indéniablement été prises dans le cadre d’une marge d’appréciation que la décision-cadre laissait aux Etats-membres puisque l’article 2 §4 offre à ces derniers la possibilité de maintenir ou non, dans leur droit interne, l’exigence de double incrimination. Or, on le sait, une telle marge d’appréciation permet au Conseil constitutionnel d’exercer un contrôle de constitutionnalité, et fait échec à l’immunité de l’article 88-2 de la Constitution, texte qui confère une immunité aux lois qui sont prises, s’agissant du mandat d’arrêt européen, en application des actes pris par les institutions de l’Union européenne. Un contrôle de constitutionnalité des dispositions législatives contestées est donc parfaitement praticable. En second lieu, s’agissant de l’interprétation de la décision-cadre que la Cour de justice a fixée et qui devient inéluctablement, du fait de l’autorité des arrêts préjudiciels, l’interprétation de l’article 695-23 du code de procédure pénale, vous allez rencontrer sur votre route trois obstacles qui seront chacun surmontés. Premier obstacle : l’interprétation n’est pas encore la vôtre puisque vous n’avez pas encore statué sur les pourvois. Mais à raison de la primauté du droit de l’Union, cette interprétation s’impose en réalité à toute juridiction, même sans votre intervention, de sorte que nous ne sommes pas dans le cas où il convient d’attendre que vous fixiez votre jurisprudence. Il y aurait quelque chose d’artificiel à retenir qu’à la date de l’examen de la question prioritaire, votre position n’est pas déjà déterminée. Deuxième obstacle :  cette interprétation est précise et inconditionnelle et ne laisse aucune  marge d’appréciation aux autorités nationales, de sorte que la primauté du droit de l’Union, qui constitue elle-même une exigence constitutionnelle, fait obstacle à tout contrôle. Toutefois, cet obstacle n’en est plus un si le Conseil constitutionnel a recours à sa réserve de compétence, ce qui suppose que l’exigence de double incrimination relève de l’identité constitutionnelle de la France. Vous aurez à l’esprit, sur ce point, que les principes qui concourent à l’identité constitutionnelle de la France ne sont pas les principes suprêmes ou ceux qui structureraient notre identité. Dans sa décision 2021-940 QPC du 15 octobre 2021 Air France, le Conseil constitutionnel s’est démarqué des positions adoptées en la matière par les cours constitutionnelles allemande et italienne, qui limitent leur réserve de compétence aux principes dits d’éternité ou indérogeables. Comme l’a analysé la doctrine, la conception de l’identité constitutionnelle retenue par le Conseil constitutionnel est faible et relative. Faible car n’importe quel principe à valeur constitutionnelle peut relever de cette identité constitutionnelle, dès lors qu’il ne trouve aucun équivalent en droit de l’Union. Relative puisque le contenu de cette identité dépend, in fine, de l’état du droit de l’Union et de ce qu’il offre comme protection équivalente à nos principes à valeur constitutionnelle. Or pour ce qui nous concerne, la garantie des droits ne se retrouve pas dans le droit de l’Union sous la forme de la matrice que constitue l’article 16 de la Déclaration des droits, et le principe de double incrimination y est absent. L’atteinte portée au principe constitutionnel de double incrimination justifie donc, quelle que soit l’importance accordée à ce principe, la mise en œuvre de la réserve de compétence. Troisième obstacle, enfin : l’immunité qu’offre l’article 88-2. A notre sens, le Constituant ne s’est engagé que pour ce qu’il connaissait : les actes pris par les institutions. De sorte que l’immunité ne peut concerner une interprétation dégagée par la Cour de justice après l’entrée de vigueur de ces actes. La solution s’impose de plus fort ici, puisque la Cour de justice, en vidant l’exigence de double incrimination de son contenu, et en supprimant ainsi la marge de manœuvre que s’étaient réservée les Etats, en est venue à donner à un acte une portée qui n’est pas celle que les Etats avaient prévue. Un contrôle de constitutionnalité peut donc être exercé sur les dispositions de l’article 695-23 du code de procédure pénale telles qu’elles doivent être interprétées au regard de l’arrêt préjudiciel.

Selon madame l’avocate générale, notre question prioritaire de constitutionnalité tendrait à un élargissement du standard de l’identité constitutionnelle de la France et remettrait en cause l’équilibre subtil de la construction communautaire par le droit et du dialogue des juges qui lui est consubstantiel. Nous pensons que la difficulté n’est pas là. Notre position ne consiste aucunement à étendre le standard d’identité constitutionnelle puisque cette dernière, on l’a vu, a vocation à intégrer n’importe quel principe à valeur constitutionnelle sans considération de son importance ou de son caractère structurant. Il faut dédramatiser le recours à cette notion d’identité constitutionnelle, qui n’est en réalité qu’une réserve de compétence, elle-même déterminée dans une logique de protection des droits fondamentaux et qui ne présente aucun enjeu identitaire ou existentiel. En réalité, ce qui est en jeu avec la présente question prioritaire de constitutionnalité, c’est n’est pas l’élargissement de l’identité constitutionnelle de la France, mais seulement l’application de la réserve de compétence à une situation inédite, dans laquelle la règle contrôlée est la transposition d’une jurisprudence de la Cour de justice et non d’un acte de droit écrit. C’est la nature de la règle du droit de l’Union que le contrôle de constitutionnalité reviendrait à confronter à notre droit interne, qui est à l’origine du caractère inédit de notre situation. Or, quand bien même porterait-il sur une jurisprudence de la Cour de justice, plutôt que sur un règlement ou une directive, ce contrôle se situe dans la logique de celui qui est déjà pratiqué. Le dialogue qu’il suscite s’inscrit dans le dialogue qui existe déjà entre le Conseil constitutionnel et la Cour de justice. Et il n’y pas à craindre que l’équilibre subtil mais somme toute robuste de la construction européenne souffre de ce dialogue direct. Il convient en effet d’avoir à l’esprit qu’en conférant à l’identité constitutionnelle une dimension relative comme on l’a vu, le Conseil constitutionnel ménage une porte de sortie, puisqu’il suffit que le droit de l’Union érige en son sein un principe équivalent à celui qui est invoqué à l’appui de la question prioritaire de constitutionnalité pour que la primauté du droit de l’Union retrouve sa place. Il n’y a donc pas à craindre un conflit ou un blocage, mais à espérer un dialogue qui permettra une évolution de la jurisprudence de la Cour de justice. Pour le dire autrement, la configuration est inédite, mais ce qui vous est demandé n’est aucunement de nature à entraîner le bouleversement que l’on tente de vous faire craindre.

X.        Reste enfin, reste la justification du renvoi au Conseil constitutionnel, à savoir le caractère sérieux ou nouveau de la question. Nous espérons vous avoir déjà convaincu du caractère sérieux puisque, par l’effet de l’arrêt préjudiciel, le principe de double incrimination ne connaît pas une simple limitation, mais est vidé de sa substance, avec les graves conséquences qui ont été décrites.

Vous êtes également saisi sur le critère alternatif au sérieux, qui est celui de la nouveauté ; ce critère de nouveauté qui devrait d’abord vous conduire à renvoyer la question au Conseil constitutionnel dans la mesure où cette dernière invoque, avec le principe de double incrimination, un principe dont le Conseil constitutionnel n’a jamais eu à faire application. Critère de nouveauté que nous avons également invoqué, dans nos dernières écritures du vendredi 7 octobre, sur le terrain du caractère particulier de la question posée, celui que vous reconnaît le Conseil constitutionnel et qui vous permet de décider des renvois en opportunité.  Sur une question qui visait l’article 1247 du code civil, qui pose le régime de l’indemnisation du préjudice écologique, vous avez saisi le Conseil constitutionnel compte tenu de « la place croissante qu’occupe les questions relatives aux atteintes à l’environnement ». Vous êtes ici en présence des questions qui occupent une place croissante dans l’opinion publique, comme en attestent les tribunes dont il a déjà été question. D’abord la question de la portée des mécanismes de coopération et de leur automaticité dans un contexte nouveau qui est celui de la dérive de certains Etats européens, avec la crainte que nous ne devenions complices de régimes autoritaires. Ensuite, et plus largement, la question de la nature d’un espace de liberté, de sécurité et de justice qui, construit à marche forcée, avec un objectif d’efficacité coûte que coûte, et indépendamment de l’état réel de nos démocraties, se transforme en un espace uniquement de répression. La question, enfin de nos rapports avec la Cour de justice, et plus concrètement de la mise en œuvre d’un contrôle de constitutionnalité à l’égard d’une règle issue d’un arrêt préjudiciel.

XI.      Pour finir, vous avez d’un côté un mécanisme subtil mais robuste qui permet, sans bouleversement et ni risque de blocage, au Conseil constitutionnel de poursuivre le dialogue avec la Cour de justice dans l’espoir de trouver une solution à une situation aux conséquences désastreuses ; de l’autre la nécessité de trouver une telle solution, faute de quoi, demain, vous vous trouverez pieds et mains liées par des demandes de remise que nous n’aurions jamais acceptées. Derrière le symbole de la remise d’un militant altermondialiste pour l’application d’une loi mussolinienne à un pays désormais gouverné par un parti post-fasciste, il y a un enjeu fondamental : jusqu’où sommes-nous prêts à coopérer sans discussion, dans le cadre d’une confiance mutuelle ? Compte tenu des termes de l’article 88-2 de la Constitution, c’est au gardien de la Constitution de le dire. A cette fin, vous renverrez au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité qui vous est soumise.                    


[1] Nous avons lu dans le rapport, à ce sujet, que la question prioritaire de constitutionnalité ne pourrait présenter un caractère nouveau en ce qu’elle invoque ce principe, dans la mesure où ce dernier n’a jamais été consacré par le Conseil constitutionnel. Pourtant, vous n’avez pas toujours jugé qu’il faudrait attendre que le Conseil constitutionnel ait consacré le principe, avant de pouvoir faire valoir que la question est nouvelle à raison de ce que ce principe n’a encore jamais été appliqué. Dans la décision de renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité qui invoquait pour la première fois le principe de fraternité, vous avez jugé que la question était nouvelle « en ce qu’elle tend à ériger en principe constitutionnel la fraternité ». Le Conseil d’Etat, quant à lui, a renvoyé comme nouvelle une question prioritaire de constitutionnalité qui invoquait un principe fondamental reconnu par les lois de la République dont l’existence n’avait encore jamais été consacrée – et qui ne l’a jamais été puisqu’il s’agissait de la prescription de l’action publique. La question peut donc être nouvelle au regard du critère pris de ce qu’elle invoque un principe dont le Conseil constitutionnel n’a jamais fait application, même s’il s’agit d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République dont le Conseil constitutionnel n’a encore jamais eu l’occasion d’admettre l’existence. Il vous appartient uniquement d’apprécier si ce principe peut exister, et ceci dans l’office particulier du juge du filtre. Et nous estimons qu’il existe suffisamment d’éléments pour regarder comme possible que l’exigence d’une double incrimination constitue un principe fondamental reconnu par les lois de la République.

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