anouk-Belgique

Je ne me rappelle plus si je suis arrivée à Gênes jeudi soir ou vendredi matin, il y a certaines choses qui ont disparu de ma mémoire. Il y a en a d’autres qui par contre ne disparaitront jamais. Nous allions à Gênes manifester contre le G8, contre ces décisions politiques qui se prenaient loin de nos vies, dans des bunkers qui ne pouvaient que produire de politiques mortifères. Mais nous allions aussi à Gênes pour participer une fois de plus à un moment de construction collective de ce que nous nommions comme «la possibilité d’un autre monde». Je me rappelle de la matinée du vendredi, les rencontres avec les ami.e.s venu.e.s d’un peu partout, de Bruxelles, mais aussi de Berlin, Padoue, Malaga, Barcelone. On était content de se retrouver, on se préparait à aller à la manifestation, on ne pensait pas aller à la guerre.

À partir de là tout s’est enchaîné : la tension, la mort et la peur sans fond. J’ai beaucoup d’images en tête sur lesquelles j’ai du mal à mettre des mots. Un boulevard large que nous descendions, une foule compact et décidée, une certaine joie qui tentait de lutter contre la tension palpable qui remontait depuis le bas de cette grande avenue. La chaleur du bitume. Très vite nous avons appris qu’un peu plus bas, la police chargeait violemment contre les manifestants. Nous étions juste à la limite, encore protégées par ceux et celles qui tentaient de résister un peu plus loin, mais nous sentions les gaz qui remontaient, des manifestants aussi, qui ne supportaient plus les coups et les charges. Et puis à un moment, les mots fatidiques se mirent à passer de bouche en bouche. Un coup de feu a été entendu, ils ont tiré, les forces de l’ordre ont tiré. Un mort, un manifestant est mort, il gît au sol. Un mort, la police a tué. Ce dont je me rappelle c’est l’effroi, le corps glacé, la terreur sur les visages, la rage aussi, la sensation que là, d’un coup, la vie de ceux et celles qui avaient décidé de manifester ne valait plus rien. Elle pouvait être sacrifiée pour rétablir l’ordre et sauvegarder le pouvoir des quelques-uns à décider sur la vie de tous. L’appareil répressif n’avait plus de limite. Cette évidence ne m’a plus quitté, elle n’a disparut que bien plus tard, et maintenant que j’écris ces lignes, je prends conscience qu’elle continue à habiter une petite partie de moi, silencieuse, mais présente.

Vendredi soir j’ai appris que plusieurs amis espagnols avec qui j’étais venue avaient été arrêtés. On ne savait rien d’eux, pas moyen d’avoir la moindre information. Plus tard, j’ai appris qu’ils avaient subi violences et humiliations pendant ces deux journées où ils avaient été détenus. À leur sortie le samedi soir, l’autobus madrilène a quitté Gênes sur le champ. Moi et quelques ami.e.s belges sommes resté.e.s, je crois que parce que nous ne savions pas comment quitter la ville. Toutes les voies de sortie semblaient être contrôlées. Nous n’avions pas de véhicule et l’idée de pouvoir être arrêté.e.s dans un bus ou dans un train était tellement présente que nous avons préféré ne pas bouger, prisonnières dans cette ville qui n’en n’était plus une. Personne dans les rues, les commerces fermés, la vie avait déserté.

Dans l’après-midi, après la deuxième manifestation, on nous a dit qu’il fallait quitter le stade où nous dormions. Les forces de l’ordre pouvaient y entrer à tout moment. Je me rappelle de ce moment où nous sommes allé.e.s chercher nos affaires. Ce stade qui avait servi de lieu de campement aux manifestant.e.s venu.e.s d’un peu partout était un espace déserté. Il n’y avait personne. Il restait pourtant des tentes et des sacs, des restes d’affaires qui semblaient avoir été abandonnés. Un hélicoptère survolait le stade en continu, je me souviens de cette sensation d’être une proie cherchant à se cacher dans les coins protégés, prendre nos affaires le plus vite, déguerpir pour sauver notre peau. Je me souviens aussi de cet ami qui se déplace avec des béquilles, sous les feux de l’hélicoptère. Des images qui sont restées gravées dans ma mémoire. Nous avons passé la nuit du samedi dans la gare de Gênes, le seul endroit protégé que nous avons trouvé pour nous sentir un minimum en sécurité. Tard dans la nuit, nous avons parlé un moment avec un journaliste de Europa Press, il pleurait en nous parlant, ils disaient avoir vu l’horreur, il parlait de violence extrême, d’un massacre dans les écoles Diaz où logeaient de nombreux manifestants. Il nous disait en pleurant : « Partez ! Quittez cette ville ! Votre vie est en danger ici ! ». Nous sommes resté.e.s mais nous n’avons pas fermé l’œil. Nous venions d’apprendre que le dernier lieu appartenant à l’organisation du contre-sommet avait été pris d’assaut pas les policiers.

Gênes n’était plus qu’un grand décor dans lequel se livrait une répression infernale, sans fin, sans limite. Le lendemain nous sommes allé.e.s au bureau qui se trouvait en face des écoles Diaz. Il ne restait plus grand monde mais ceux et celles qui étaient encore là ne pensaient qu’à une chose : comment fuir, comment partir, comment quitter Gènes. Quelques téléphones fonctionnaient. J’ai décidé d’appeler ma maman, je ne lui avais pas donné de nouvelles pendant tout le week-end. Je n’ai pu que pleurer, elle aussi. À côté de moi, il y avait un homme d’une quarantaine d’année, un français, il essayait d’appeler sa famille. Il était sous le choc, il avait réussi à s’échapper des écoles Diaz quand la police était entrée. Je me souviens qu’il avait du mal à parler, ses phrases étaient entrecoupées, il voulait raconter l’horreur mais n’y parvenait pas. Je sais qu’à ce moment, j’ai pensé que cette violence était insupportable et que nous allions toutes perdre la tête là, dans les rues de Gênes.