Dévastation et saccage – Point de vue d’un accusé

Traduction de l’article Devastazione e saccheggio – Un imputato dans Milano in movimento du 29 février 2016.

Cinquième chapitre de la série d’articles sur le délit de dévastation et saccage. Nous interrogeons Daniele G., éducateur, accusé de dévastation lors des affrontements qui ont eu lieu lors du cortège antifasciste contre le Fiamma Tricolore du 11 mars 2006 à Corso Buenos Aires. Arrêté le 11 mars, il a passé quatre mois en détention provisoire à San Vittore avant d’être acquitté dans une procédure abrégée (rito abbreviato) qui s’est tenu en juillet 2006.

  • 11 mars 2006. Les affrontements du Corso Buenos Aires. Quels souvenirs tu as de cette journée ?


Il n’est pas facile de mettre en ordre et de centrer les souvenirs liés à une journée très intense et longue comme celle du 11 mars 2006. Je pense que, pour avoir une image plus précise des événements, il faut remonter un peu le cours des choses, en amont de la journée en question, à la préparation de cette initiative. La motivation fondamentale qui a incité le mouvement à vouloir donner ce jour-là un « signal fort » à la ville, et en particulier à ses administrateurs, a été la concession, de la part des autorités, d’une autorisation pour une manifestation fasciste juste après le troisième anniversaire de la mort de Dax. La blessure était encore fraîche et la colère à l’égard de cette décision était très forte et perceptible parmi les camarades aux réalités les plus disparates. Je me souviens que l’initiative fasciste susmentionnée avait été initialement prévue pour la fin du mois de janvier, précisément à l’occasion de la célébration du jour du souvenir de l’Holocauste chez les Juifs. C’est sous la pression de la communauté juive milanaise que les autorités ont décidé de reporter l’autorisation aux fascistes, plutôt que d’interdire leur manifestation en appliquant les lois en vigueur.

Dans les jours qui ont précédé l’initiative antifasciste du 11 mars, il y avait eu de nombreuses assemblées très participatives et animées au cours desquelles il était beaucoup question des pratiques à adopter dans la rue ce jour-là. Le mouvement était dans une phase de reflux qui durait depuis des années. (le G8 de Gênes en a marqué le début de façon spectaculaire) et est arrivé ce jour-là non préparé et incapable de gérer les pratiques de rue nécessaires pour élever le niveau de conflit.

Ce jour-là, je me souviens d’avoir rencontré des camarades de P . ; à partir de là, après nous être organisés et avoir réglé les dernières questions, nous sommes partis pour Corso Buenos Aires en début d’après-midi. En arrivant près de la Piazza Oberdan, j’ai remarqué que nous étions peu nombreux. La disproportion entre nous et le déploiement de la police et des carabiniers était évidente. L’accès à la place était complètement bloqué. Quelques minutes après notre arrivée, des objets ont été lancés en direction des forces de l’ordre. Au début, il n’y a pas eu de réactions, à part des tirs de gaz lacrymogène. Je me souviens qu’après quelques minutes, j’ai eu le sentiment que la maîtrise de la rue était plutôt chaotique et qu’une colère incontrôlée, certainement plus que justifiée, prenait le dessus. Il y avait des voitures en feu ; et même une permanence de l’AN brûlait. J’ai vu que la formation des forces de l’ordre restait ferme, presque impassible.

La tension, cependant, augmentait de seconde en seconde. J’ai senti que nous n’étions pas lucides et, entre-temps, la police et les carabiniers piaffaient pour intervenir de manière plus décisive. Il est difficile de dire exactement combien de temps l’affrontement a duré. Je ne pense pas que ce soit plus de dix ou quinze minutes. À un moment donné, tout le déploiement des forces de police a fonctionné de concert, réussissant une première charge sur quelques mètres. Il me semble que l’opération a été répétée deux fois. Nous avons reculé, mais nous sommes restés groupés tout en conservant notre position, même s’il avait été convenu qu’on devrait se retirer et partir au bout de quelques minutes. Je pense que c’est le moment où l’on voit clairement les limites et l’incapacité de gérer des initiatives de ce type, le moment où l’estomac l’emporte sur le cerveau. La dernière attaque a été extrêmement violente: ils ont chargé à pied et avec les fourgons, c’était la panique généralisée. Le groupe de camarades s’est dispersé, tout le monde a couru dans le désordre en essayant de se mettre à l’abri. Je me souviens qu’alors que je m’enfuyais, je me suis retourné pour voir à quelle distance les carabiniers nous suivaient. Je les ai vus émerger d’un nuage de fumée et de gaz lacrymogène à moins de dix mètres. Quand je me suis retourné, j’ai vu un garçon que je ne connaissais pas et qui m’a fait signe d’entrer par une porte. Je l’ai donc fait avec d’autres personnes, pensant que la personne qui nous avait invités à entrer connaissait une issue de secours. Malheureusement, ce n’était pas le cas, nous avons été piégés. Au bout d’une minute à peine, j’entendis de grandes détonations sur la porte venant de l’extérieur, c’étaient des carabiniers. Au bout d’un moment, la porte céda et ils entrèrent dans la cour, la matraque levée, déterminés à nous faire mal. Immédiatement après, un agent en civil est entré et a dit aux carabiniers de ne pas toucher à l’un de nos cheveux, textuellement, et il en a été ainsi, ils n’ont rien fait. Plus tard, les carabiniers ont commencé à nous fouiller. Je me souviens que celui qui me fouillait n’arrêtait pas de m’insulter en murmurant et, avec la visière du casque relevée, il me donnait des petits coups sur le front. Un autre, visiblement altéré par des substances excitantes, répétait sans cesse que la prison était inutile, qu’il valait mieux passer trois mois à l’hôpital. Au bout de quelques minutes, un agent de la Digos que je connaissais est entré dans la cour. Je lui ai demandé ce qui allait arriver et il a répondu que San Vittore nous attendait. Environ une heure après, ils nous ont emmenés. Lorsque nous sommes sortis, les habitants de la rue nous ont insulté et ont applaudi les carabiniers. De là, nous avons d’abord été conduits au commissariat de la rue Fatebenefratelli, où les hommes de la Digos ont pris des photos et des séquences vidéo des vêtements et des tatouages. Les attentes étaient longues et énervantes. Vers la fin de l’après-midi, ils nous ont transférés à la caserne des carabiniers de la rue Vincenzo Monti, où ils ont pris des photos et nous ont pris nos empreintes digitales. Nous sommes restés là pendant des heures sans que personne ne nous dise rien. Je me souviens que quand nous sommes arrivés à San Vittore, il faisait déjà nuit, il devait être vers les 2 heures. Les opérations au bureau d’arrivée de la prison ont duré encore deux heures. Nous avons été privés de tous nos effets personnels et fouillés. Je me souviens que je devais retirer les protections rigides de la veste de moto que je portais et le gardien affecté aux opérations aimait faire des blagues et provoquer. Je me souviens de son fort accent sarde. Finalement, vers 4 heures, nous sommes entrés dans notre cellule, celle qui allait être, malgré nous, notre triste demeure pour les 4 prochains mois.

Le premier impact avec la prison a été difficile, on ne peut pas décrire le sentiment d’être physiquement privé de liberté. Cependant, nous avons eu la chance d’être tous regroupés dans la même section, dans une zone de la prison qui était normalement utilisée comme « section punitive » pour les prisonniers de droit commun. À San Vittore, nous étions 11, dont moi-même et deux autres de Milan, tous les autres étant de la Reggio Emilia. Au début, nous n’avions pas réalisé cette « chance dans le malheur » parce que nous pensions sortir rapidement, mais il était très important pour nous d’être tous dans des cellules voisines, dans un secteur de la prison où il n’y avait pas de surpeuplement et qui était dans l’ensemble assez calme. Tandis que les autres camarades occupaient toutes les places de leur cellule, j’étais dans une cellule avec deux de mes camarades arrêtés avec moi, mais il y avait un quatrième lit libre sur lequel, pendant la durée de notre emprisonnement, plusieurs prisonniers communs alternaient : un fan de la Juventus accro à la cocaïne et psychologiquement instable, un contrebandier cardiopathe âgé et un jeune braqueur, mais c’est une autre histoire. Même si, comme je l’ai dit, après tout, nous avions été « chanceux », l’incarcération était difficile à supporter : l’ennui et l’attente étaient les ennemis invisibles contre lesquels il fallait se battre chaque jour. Contrairement aux codétenus de Bollate, qui pouvaient parcourir la totalité de la section toute la journée et effectuer diverses activités, à San Vittore, nous n’avions que quatre heures de promenade, deux heures le matin et deux heures l’après-midi, pendant lesquelles nous devions également prendre une douche. Pendant les 20 heures restantes de la journée, nous étions enfermés dans la cellule. Les relations sociales étaient donc limitées aux compagnons de cellule la plupart du temps. L’administration pénitentiaire n’a pas non plus organisé d’activité pour les prisonniers.

  • L’article 419 du code pénal a été contesté et notamment le fameux « dévastation et saccage ». À l’époque, ce délit n’était pas aussi connu. Il est vrai qu’il y avait déjà eu des arrestations pour le G8 à Gênes et que le procès du premier degré était en cours, mais au sein des différents mouvements, le poids de cette accusation était encore mal évalué. Comment tu as réagi à cette contestation ?

Lorsque nous avons été informés des charges retenues contre nous, l’inquiétude était forte, notamment en raison du fait que le délit allégué était passible d’une peine allant de 8 à 15 ans ; nous ne pouvions même pas imaginer une détention aussi longue. De plus, l’inquiétude s’ajoutait à la colère et à la frustration d’être emprisonné pour une lutte juste et sacro-sainte. Nous avons été emprisonnés pour nous être opposés à une initiative fasciste interdite par la Constitution italienne, pour avoir défendu d’une manière ou d’une autre l’ordre républicain, c’était une situation quelque peu paradoxale.

Tout était entre les mains de nos avocats qui, sans relâche, ont tout d’abord essayé de nous faire libérer de prison et de rendre la détention provisoire non nécessaire. Ensuite, pendant toute la durée du procès, ils se sont efforcés de ramener une accusation qui allait bien au-delà de l’éventuelle responsabilité pénale de l’individu. C’était en fait une accusation politique, une tentative de réprimer de manière généralisée en frappant parmi la foule ceux qui avaient pris part à cette journée de mobilisation. Au fil du temps, nous avons pris de plus en plus conscience de la gravité de notre situation, en raison notamment du fait que, grâce au dispositif du « concours moral », il suffisait de prouver notre présence sur les lieux du désordre.

Le délit de dévastation et saccage, qui, comme on le sait, remonte au code pénal fasciste et a été développé spécifiquement pour contrecarrer les opposants politiques au régime, a été contesté dans les années suivantes et le reste toujours à chaque fois qu’il est nécessaire de réprimer un mouvement politique auto-organisé et potentiellement déstabilisant, comme pour les luttes contre le TAV.

  • À l’époque, on était en pleine campagne électorale de 2006 (remportée de justesse par le centre-gauche de Prodi) et la droite instrumentalisait votre cas pour taper fort. Même dans la gauche institutionnelle, mais plus généralement dans la société civile milanaise, il était très difficile d’ouvrir des brèches de solidarité et de pratique politique. En fin de compte, en mettant l’accent sur le thème des garanties constitutionnelles, on y est arrivés, en amenant un cortège de 10 000 personnes sous les murs de San Vittore. C’était en juin, si je ne me trompe pas. L’écho de ces difficultés est arrivé à toi, à vous, en prison ?

Chaque jour, beaucoup de lettres et de télégrammes arrivaient de l’extérieur, et le moral à l’intérieur, malgré notre situation, était également bon, surtout grâce à la proximité et à la solidarité des camarades à l’extérieur. Beaucoup de ces lettres ont exprimé de l’inquiétude face à la situation politique du moment et à la frustration liée à la difficulté d’organiser des initiatives pour soutenir les camarades emprisonnés. Je me souviens de l’instrumentalisation par la droite, avec la désormais célèbre procession au flambeau des habitants et des commerçants du quartier de Buenos Aires avec la bannière contre les « autonomes de Prodi », à laquelle ont également assisté certains citadins « de gauche ». L’histoire du 11 mars était certainement une opportunité de propagande pour les élections, à la fois pour la droite, qui a tout fait pour faire en sorte que la responsabilité de ce qui s’est passé tombe sur la gauche institutionnelle, et à la fois pour la « gauche démocrate », qui ne ratait jamais une occasion de se dissocier des « ultras des centres sociaux ». Le cortège de solidarité avec les détenus est arrivé comme une bouffée d’air frais. Elle nous a enfin appris qu’après des mois de difficultés, nous avions réussi à attirer l’attention et la solidarité concrète sur les codétenus. Entre autres choses, c’était vraiment excitant pour nous d’entendre les voix de soutien de tant de personnes sous les fenêtres de nos cellules.

  • Milan n’était plus habitué à la détention préventive de tant de militants depuis longtemps. Je pense qu’une telle chose n’a pas été vue depuis le début des années 1980 et pour de tout autres événements. Tu étais conscient de l’« exceptionnalité » de votre situation ?

En tant d’années de militantisme, je n’avais jamais vécu une situation de ce genre, ni en personne ni en ce qui concerne les camarades. Quelques années auparavant, quatre camarades avaient été arrêtés (accusés de vol qualifié) pour avoir chassé des fascistes d’un train, mais leur incarcération n’avait pas été aussi longue. Quand j’ai réalisé que la détention préventive allait durer jusqu’au procès, j’avais bien sûr eu le sentiment d’être dans une nouvelle situation, différente dans sa négativité. Les années précédentes, en particulier dans celles qui ont précédé le G8 à Gênes, le mouvement rassemblait bien plus, son poids dans la ville était pris en compte, ce qui avait peut-être un effet dissuasif : les plaintes étaient à l’ordre du jour, mais arrêter des camarades signifiait s’exposer à une réaction qui aurait entraîné des inconvénients plus ou moins graves. Je crois qu’en 2006, après des années de passages à tabac, de plaintes, d’arrestations et même de morts, les forces répressives ont voulu donner un autre coup dur à un mouvement déjà agonisant.

  • Après 4 mois de détention préventive, votre procès commence par une procédure sommaire. Je me souviens encore des contrôles très stricts pour entrer dans la salle d’audience, des accusés dans les cages, du public tellement nombreux… une situation qui faisait référence à des images d’autres périodes. Tu l’as aussi vécu comme ça ?

Comme je l’ai déjà dit, la situation était certainement exceptionnelle et faisait référence à l’imaginaire des « années de plomb », il était étrange d’assister à notre procès de l’intérieur d’une cage, traités comme de dangereux criminels. Nous avons perçu cette exception et les compagnons l’ont ressentie à l’extérieur. Cependant, je crois que, par son aspect dramatique, cette histoire a su réunir beaucoup de personnes, même très différentes.

  • À la fin, tu es acquitté. Que penses-tu du fait que le délit de dévastation et saccage soit contesté pour un épisode de conflit de rue qui est dans l’ensemble circonscrit tant dans l’espace (200 mètres de rue au plus) et dans le temps (peut-être une demi-heure), et qui n’a sûrement pas dû affoler l’ordre public général de Milan ? Penses-tu que le ministère public et la police avaient besoin de donner un signal, un avertissement ? Pour qu’on pense que, pour ce type de délit, la simple présence sur les lieux des faits suffit pour risquer une peine de prison de plusieurs années ?

Oui, à la fin j’ai été acquitté, ce qui n’a malheureusement pas été le cas pour beaucoup de camarades, condamnés à 4 ans. Comme je l’ai dit, le délit de dévastation et saccage, et son inséparable corollaire constitué par le concours moral, sont des fils du « code Rocco » de 1930 et ont été développés pendant le régime fasciste, dans le but de contrecarrer d’éventuels mouvements révolutionnaires de rue. Comme vous l’avez dit à juste titre, ce qui s’est passé à Milan le 11 mars 2006 était limité dans l’espace et dans le temps et ne mettait certainement pas en danger l’ordre public dans la ville. Je ne suis certes pas juriste, mais il est clair que l’accusation est absolument spécieuse, sans fondement. De plus, le concours moral cherche évidemment à contourner l’un des fondements de notre système, à savoir le principe selon lequel la responsabilité pénale est personnelle. Une absurdité juridique qui établit une zone intermédiaire entre l’innocence et la culpabilité qui finit par tomber dans la seconde : si vous étiez sur place, vous avez sûrement fait quelque chose ; et si vous n’avez rien fait, je vous condamne quand même parce que vous n’avez pas combattu ceux qui ont commis des crimes. Il n’existe pas de moyen plus efficace de décourager la participation à des luttes. Je pense donc qu’il y avait certainement une volonté de donner un signal.

  • Comment tu as vécu, si tu veux nous en parler, les événements du Premier Mai NoExpo 2015, presque 10 ans après ceux de Corso Buenos Aires ?

Le 1er mai, j’étais sur la place, dans la partie calme du cortège. En résumé, je pense que ce jour-là, ceux qui ont décidé de certaines pratiques dans la rue, outre une erreur politique, ont commis un acte gravement dommageable vis-à-vis des camarades qui menaient depuis longtemps la campagne contre Expo. Je ne crois pas que l’émeute du 1er mai ait produit des résultats politiques appréciables, je crois en effet qu’elle a amené le citoyen ordinaire à prendre des distances, cet « homme de la rue », des raisons sacro-saintes qu’il y avait à s’opposer au énième grand événement ruineux. Un grand service a été rendu au gouvernement, aux médias et à tous ceux qui n’attendaient rien d’autre qu’un bon prétexte pour dissimuler les défauts d’Expo.

J’ai toujours pensé que la politique des mouvements devait certes engendrer des conflits, mais sans s’éloigner du consentement. J’ai toujours davantage cru aux mouvements de masse qu’aux avant-gardes. Une émeute de 1 000 personnes n’est pas politique, c’est une mise en scène théâtrale de quelque chose qui, aujourd’hui, n’existe malheureusement dans aucun secteur de notre société, ou la volonté de s’engager de manière radicale pour changer ce qui existe. Je crois que cette poussée nécessite une conscience collective et cela se construit avec le consentement autour de certaines idées et de certaines pratiques.