Vuillard – Conférence de presse – 6/11/2019

La liberté est le premier terme de notre lexique politique. Elle se confond avec la notion de droit de l’homme, et ne se discute pas.

À la dernière audience, le 24 octobre, voici ce qu’a déclaré Vincenzo Vecchi :

« J’ai été condamné à 12 ans et demi de prison pour une manifestation au cours de laquelle il y a eu des vitrines cassées et des voitures incendiées, alors que la police n’a pas hésité à tirer à balles réelles sur les manifestants, tuant à bout portant l’un d’entre eux, et que l’Italie a été condamnée pour tortures par la Cour européenne des droits de l’homme. Il y a de la part de l’Italie une politique de traque et de vengeance…. Je ne me considère pas comme un prisonnier politique, mais la décision que vous prendrez sera politique »

Vincenzo Vecchi a été arrêté le 8 août 2019, près de Rochefort-en-Terre, au nom de deux mandats d’arrêt européens. Le premier mandat concerne des faits s’étant produits à Milan, en 2006, lors d’une manifestation contre une marche d’extrême droite. Cette manifestation était interdite. La marche d’extrême droite était autorisée. Il a été condamné à 4 ans de prison. Il a ensuite été condamné une deuxième fois pour des faits antérieurs, sa participation à une manifestation contre le G8, à Gênes, en 2001. Pour cela, il est aujourd’hui menacé de 12 ans de prison.

Mais au nom de quel type d’incrimination a-t-il été condamné à d’aussi lourdes peines ? 4 ans pour la manifestation de Milan, 12 ans pour Gênes. Et au nom de quels faits ? Et de quelles preuves ?

La caractéristique centrale du droit pénal italien, dont il est fait ici usage, est qu’il ne s’appuie pas sur une responsabilité personnelle du prévenu. Il s’appuie sur une responsabilité collective. Le droit pénal italien fut rédigé sous les hospices d’Alfredo Rocco, comme l’a rappelé Mona tout à l’heure. Rocco fut professeur de droit, ministre de la justice, et fasciste militant. C’est un code pénal extrêmement répressif, adopté sous Mussolini. La préoccupation principale de Rocco, fervent partisan des chemises noires, était tout sauf la protection des libertés publiques.

Écoutons ce qu’en dit Pierre de Casabianca, un juriste de l’époque : « En réalité, écrit-il, on a voulu que ce code pénal fût une création purement italienne, ou plutôt spécifiquement fasciste. Pendant la discussion du budget de la Justice devant le Sénat en 1929, le Ministre Rocco s’est écrié : « Notre Code pénal est un code politique », et, de fait, son but premier est de faire coïncider la philosophie juridique pénale et la philosophie même du Fascisme… d’où la sévérité appliquée aux infractions qui, d’une manière quelconque, peuvent nuire à la collectivité. » Voilà pour la philosophie du code pénal italien.

À partir de 1974, les aspects répressifs de cette législation vont encore être renforcés, grâce à de nouvelles infractions à caractère collectif, où l’inculpé, présent sur les lieux, endosse la réalisation matérielle des actes commis par tout un groupe. L’incrimination porte alors le nom effrayant de « dévastation et pillage » ; la personne prise sur les lieux, ou bien seulement photographiée, est censée avoir concouru moralement aux dégradations ; et c’est à ce titre, sans que soit nécessaire d’autre preuve, qu’elle peut être très lourdement condamnée. Ainsi, à Gênes, une photographie de la police montre Vincenzo Vecchi en train de boire une cannette de soda devant une boutique saccagée, et cela suffit, aux yeux de la justice italienne, à le rendre coupable du saccage.

À présent, concentrons-nous un instant sur la peine elle-même, sur cette peine de 12 ans de prison qui menace Vincenzo Vecchi. Une telle peine suscite en nous un étrange sentiment. On imagine aussitôt qu’elle sanctionne des faits très graves. Nous éprouvons tous une forme d’inquiétude, d’angoisse, à l’idée du crime que doit punir une peine si lourde, 12 ans de prison. En soi, cette peine fait peur. Pour infliger à quelqu’un une telle punition, pour vouloir l’écarter de la vie sociale pendant 12 ans, il faut des raisons très sérieuses. Ce halo de sentiments, de sensations pénibles, de peur, empoisonne notre raisonnement, nous empêche de remettre en cause des décisions si lourdes de conséquences.

Mais nous faisons erreur. Vincenzo Vecchi n’est pas un criminel, c’est un manifestant. Et peu importe qu’il soit ou non un activiste, comme la presse l’a parfois qualifié, peu importe qu’il soit ou non un révolté ; dans un premier temps, ce qu’il importe de bien saisir, c’est qu’il n’est pas un criminel, et que prendre 12 ans de prison pour autre chose qu’un crime, en démocratie, cela devrait être impossible. Condamner à 12 ans de prison celui qui n’a commis aucun crime, ne peut avoir pour but que de faire peur. Cette peine est destinée à terroriser.

Depuis début août, Vincenzo Vecchi est en prison à Vezin-le-Coquet ; il attend de savoir si la France le renverra en Italie. Cela fait trois mois. Nous avons tous vécu ces derniers mois libres. L’été puis l’automne se sont succédé. Nous avons tous mené notre existence quotidienne avec ses plaisirs et ses peines, mais rien, rien qui de près ou de loin s’apparente à trois mois de prison. Nous avons tous nos soucis, mais rien, rien qui s’apparente à la menace de passer les 12 prochaines années derrière les barreaux.

C’est à cela qu’il faut réfléchir. Toute réflexion sur la justice, sur un point de droit, sur un fait divers dont on ne sait que ce qu’on a lu en passant dans la presse, devrait faire l’épreuve d’une identification, de quelques instants où l’on essaie de se reconnaître dans l’autre, où l’on tente de s’identifier à lui. Il n’est possible de bien comprendre cette affaire qu’à condition d’accepter pendant quelques minutes d’être Vincenzo Vecchi.

Alors, revoyons maintenant quelques aspects de l’affaire, forts de cette empathie. Voyons d’abord le premier mandat, celui de Milan, celui qui porte sur des faits s’étant produits il y a déjà 14 ans, en 2006. Là encore, cela fait vraiment longtemps, 14 ans. Mais peu importe ici, puisque Vincenzo Vecchi a déjà purgé sa peine, et que le mandat d’arrêt européen est tout simplement nul. Face à une telle absurdité, on se dit que l’État italien a dû simplement se tromper, et que si la justice française réclame une explication, l’Italie retirera ce mandat invalide. Eh bien, non seulement l’Italie ne l’a pas retiré, mais elle a même tenté de justifier son maintien. Car la justice italienne entend faire un exemple, elle souhaite, affirme-t-elle, en maintenant ce mandat qu’elle reconnait pourtant caduc, indiquer à la justice française que Vincenzo Vecchi, dans l’affaire de Milan, avait bénéficié d’une réduction de peine, et alors ? comme s’il s’agissait d’y revenir !

Par là même, la justice italienne admet avoir menti. Et elle l’admet sans embarras. Elle maintient un mandat d’arrêt pour une peine déjà purgée. Mais pour la justice italienne peu importe. Le mensonge, la dissimulation de pièces décisives, cela fait partie de ses méthodes. Et ce qui nous inquiète, c’est que le parquet ne semble avoir tiré aucune conséquence de ce mensonge.

Voyons à présent le deuxième mandat, celui portant sur les évènements de 2001, le contre-sommet de Gênes. Il faut avant tout bien se représenter qu’entre les faits reprochés aux manifestants et ceux dont la police s’est rendue coupable à Gênes, il existe une complète asymétrie. Comme l’a dit Vincenzo Vecchi à la dernière audience, d’un côté il y a des biens détruits, des vitrines, des voitures, des projectiles lancés, de l’autre il y a eu des faits avérés de tortures, des tirs à balles réelles, et la mort d’un manifestant, Carlo Giuliani.

Le déséquilibre entre les peines est tout aussi grand, mais dans l’autre sens, les atteintes aux biens, les jets de projectiles contre la police, imputés sans preuve à tel ou tel manifestant, ont été puni par des peines de prison étourdissantes. Dans le cas de Vincenzo Vecchi, 12 ans. Mais la mort de Carlo Giuliani, les actes de tortures n’ont pas été punis.

Et puis, il faut se souvenir que les faits se sont produits en 2001, il y a donc maintenant plus de 18 ans. Il faudrait ici pouvoir se remémorer un instant sa propre vie de 2001, ce que l’on faisait, ce que l’on espérait. L’abime est grand entre ce temps-là et aujourd’hui. C’est pourtant cet abime que la justice italienne voudrait nous faire franchir. Elle nous réclame quelqu’un pour des faits mineurs et mal étayés, sans preuves, et cela 18 ans après les faits. C’est notre vie antérieure qu’elle nous réclame et qui est menacée, notre passé lointain, notre jeunesse.

En 2017, le chef de la police italienne, Franco Gabrieli, a reconnu sans équivoque que le maintien de l’ordre à Gênes avait été catastrophique. Dans un entretien accordé à La Repubblica, il avoue même que la police a commis des actes de torture. Une fois prononcés de tels aveux, on ne plus se contenter du discours habituel sur les erreurs de la police, sur une simple stratégie défectueuse du maintien de l’ordre. Une fois entendus de tels aveux, on ne plus accepter que seulement quelques hauts responsables de la police aient été suspendus de la fonction publique pendant 5 ans, alors que, parmi quelques autres, Vincenzo Vecchi, lui, écope de 12 ans de prison et doive s’y soumettre 18 ans plus tard. Dans un tel cas de figure, on ne peut plus parler de justice à deux vitesses, ou de sanctions disproportionnées, ces expressions ne conviennent plus ; car d’un côté, il y a des crimes, la torture, un mort, Carlo Giuliani tué à bout portant d’une balle dans la tête par un policier ; de l’autre il y a des voitures incendiées, des jets de projectiles, et des vitrines cassées ; et pourtant d’un côté, il y a une impunité, une amnistie, les policiers ne seront pas punis, et de l’autre, contre les manifestants, une sorte de vengeance, comme l’a dit à l’audience Vincenzo Vecchi.

À nous de savoir dans quel monde nous souhaitons vivre. Souhaitons-nous un monde où l’on exprime sans trop de crainte ses opinions, où l’on puisse défiler sans que les désordres inhérents à toute manifestation depuis l’aube des temps ne soient le prétexte à l’encadrement répressif de notre liberté ? Préférons-nous les biens ou les personnes ? Si l’on en croit la longue histoire de nos tumultes, si l’on en croit l’élan qui traverse notre tradition littéraire, nous préférons les personnes.

À présent, récapitulons. À Gênes, en 2001, comme à Milan, en 2006, les faits reprochés à Vincenzo Vecchi sont des faits mineurs, et mal étayés. Il a suffi qu’il soit pris en photo sur les lieux, à Gênes, et nassé dans une cour, à Milan, pour qu’on lui fasse endosser des dégâts collectifs, auxquels il n’y a pas de preuve qu’il ait participé. Pour Gênes, la peine est tout simplement délirante, 12 ans de prison. Celle de Milan a été purgée. Pourtant, le second mandat d’arrêt européen est maintenu, bien que l’Italie ait menti à la justice française. Pour Gênes, où il y a eu un mort, où l’on a torturé, quelques hauts responsables de la police ont été suspendus 5 ans, mais Vincenzo Vecchi est encore poursuivi, 18 ans après les faits, au nom d’une incrimination collective introduite dans le code pénal italien au temps du fascisme.

Alors, dans un moment où les libertés publiques subissent des atteintes toujours plus vives, plus inquiétantes, dans quel monde souhaitons-nous vivre ? Si nous ne faisons rien pour empêcher qu’un homme soit livré à l’Italie sur de tels motifs, alors il nous faudra un jour, peut-être, regretter, et boire en cachette notre honte.