Une nuit à la caserne de Bolzaneto

Vincent Bonnecase[1]

J’ai écrit le texte qui suit en août 2001, juste après le G8 de Gênes. Il avait vocation à être transmis à la justice italienne. Sa première version, très proche de celle-ci, a été publiée dans l’ouvrage collectif de Samizdat paru en 2002[2]. Je voulais alors ce récit purement factuel, dénué d’éléments qui puissent véhiculer des sentiments personnels ou des partis-pris idéologiques. En le relisant – et en reconnaissant la difficulté à être chercheur quand on est l’un des objet de la recherche –, il me semble traduire différents enjeux qui ont traversé les événements de Gênes 2001.  

La premier relève des dynamiques spatiales des mobilisations et de leur répression[3]. Que l’espace ait consisté un enjeu important à Gênes est en premier lieu une évidence, si l’on considère l’organisation spatialisée de la ville par les autorités italiennes. Celles-ci avaient différencié des périmètres où le droit de manifester s’exerçait différemment, la « zone rouge », ceinturé de barrières élevées au centre de la ville, constituant un espace interdit au sein duquel se déroulait le sommet officiel. Face à cela, l’un des objectifs affichés par une partie des manifestant.e.s consistait à faire tomber les clôtures pour pénétrer au sein de la zone rouge. L’espace a en deuxième lieu constitué, du point de vue de ces manifestant.e.s, un enjeu de partage entre différents répertoires d’action. En amont du sommet, des réunions avaient réuni les membres de différents groupes affinitaires se réclamant des Black Blocs ou des Pink Blocs, afin de s’accorder sur les modes d’actions employés en différents points de la ville. Plus que de rationaliser l’action collective,  il s’agissait de donner à chacun.e la possibilité de choisir son degré d’exposition aux forces de l’ordre, supposé être différent selon le répertoire employé. L’anarchie organisée de la répression et les mouvements de foules suscités ont fait plus que brouiller cette spatialisation de l’action collective, comme on le voit sur la Plazza Mani au début du récit qui suit : elle a été aussi le support d’une indistinction des manifestant.e.s qui, tou.te.s, étaient érigés en ennemi.e.s de l’État italien par le simple fait d’être [4]. Cette logique émerge également de la caserne de Bolzaneto, où certains militants sont persuadés d’être là par erreur, non qu’ils condamnent les faits de violence matérielle attribués aux Black Blocs, mais qu’ils ne les ont pas eux-mêmes commis. Ce à quoi un policier oppose une phrase presque touchante de franchise qui pourrait être le début d’un syllogisme : « tu as frappé Gênes, maintenant tu vas souffrir » – juste parce que tu étais .

Le second enjeu relève de la multiplicité des corps professionnels qui, sans forcément être connectés les uns aux autres ni avoir les mêmes mobiles dans leurs actions, n’en ont pas moins coproduit, ensemble, l’exercice de l’ordre à Gênes[5]. Cette multiplicité est d’abord évidente à l’intérieur même de la caserne de Bolzaneto où l’on voit se côtoyer différents policiers, certains affiliés au maintien de l’ordre dans la rue et d’autres à l’interrogation des suspects, mais aussi des médecins vérifiant que les militant.e.s déjà blessé.e.s étaient à même d’endurer ce qui les attendaient, et des secrétaires qui prenaient les identités. Elle apparaît également dans l’enceinte de l’hôpital, lieu où l’on recoud et plâtre des manifestant.e.s, mais où interviennent également des « avocats » officiels et la police qui y a installé un bureau éphémère. On le voit enfin d’une manière plus larvée – mais aussi beaucoup plus intrigante – dans la rue, lorsqu’intervient une ambulance. L’ambulancier a affaire à deux manifestant.e.s blessé.e.s, un homme et une femme, chacun.e accompagné.e d’une personne non blessé.e de l’autre sexe. L’homme blessé et son accompagnatrice sont ostensiblement en couple, ce qui n’est pas le cas de l’autre binôme. L’ambulancier fait rentrer les deux blessé.e.s dans l’ambulance, l’accompagnateur de la blessée, mais à l’accompagnatrice, en pleurs et manifestement éprouvée, oppose un « toi tu ne rentres pas » – alors que son rapport personnel au blessé eût dû logiquement lui donner priorité sur l’accompagnateur –, en arguant d’un véhicule plein, ce qui n’est de toute évidence pas le cas. Devant ce traitement genré de manifestant.e.s, on ne peut que supposer que cet ambulancier avait quelques idées des risques pris par les personnes qui entraient dans son ambulance – ce que je me suis dit bien plus tard. Cela invite à envisager le maintien de l’ordre sous l’angle d’un dispositif fait d’acteurs extrêmement hétérogènes, lesquels ne partageaient pas forcément l’optique répressive de l’État italien tout en y participant, mais aussi « l’accident » – ou ce qui est officiellement tenu comme tel – non pas sous l’angle du dérapage mais de sa production[6].  

Le troisième enjeu réside dans les suites judiciaires données ou – surtout – non données à ces événements. Nombre de personnes passées par Bolzaneto ont porté plainte. Si elles ont reçu des « réparations », rares sont les policiers concrètement impliqués dans les faits mentionnés ci-dessous à avoir été condamnés. Si l’on considère la capacité des appareils de police et de justice à retrouver des individus dans le vaste monde (un exemple frappant en la matière réside dans la trajectoire de Vincenzo Cecchi, poursuivi pour « saccages » après le G8 de Gênes, réfugié dans un village breton sous un autre nom, et arrêté par la police française en 2019 pour qu’il purge sa peine en Italie[7]), cela a quelque chose de saisissant : on a ici affaire à des individus relativement bien identifiables par leur fonction, se trouvant dans un espace fermé où entrées et sorties sont notifiées, ayant commis ce que l’actuel préfet de police italien qualifie d’« actes de torture », mais qui n’ont pas été retrouvés.  Ceci demande à être interrogé à l’aune des dispositions propres au droit italien en matière de prescription, sous l’angle des débats intra-militants autour des questions d’amnistie pour des faits politiques faisant porter un risque de condamnation pour des policiers mais aussi des activistes, et à la lumière des changement plus généraux survenus après le 11 septembre 2001 : Gênes ferme aussi une période d’une douzaine d’années, historiquement étrange et assez rare, au cours de laquelle les imaginaires occidentaux du pouvoir n’étaient pas structurées par un ennemi commun[8], ce qui exposait leurs dépositaires les plus visibles à la critique sociale.

Voici, enfin ; quelques éléments de contexte afin de mieux resituer ce témoignage. J’étais arrivé à Gênes le mercredi 18 juillet. Bien qu’ayant milité dans les années 1990, principalement dans les mouvements des « sans » (papiers, logements, emplois), j’étais alors assez peu connecté aux mobilisations altermondialiste, revenant juste un mois en France après deux années passées en Afrique et avant une année passée en Inde. Je rejoignais des ami.e.s qui avaient participé à la création d’une organisation, les « apprentis agitateurs pour un réseau de résistance globale », laquelle s’était investie dans la préparation de ce contre-sommet. Le matin du vendredi 20 juillet 2001, on s’était retrouvé avec un grand nombre de manifestant.e.s non loin du port. Je me souviens la peur collective qui se lisait alors sur bon nombre de visages, et très certainement le mien, peur qui s’était dissipée quand on s’était mis en marche, mais qui n’en avait pas moins traduit un sentiment partagé selon lequel il allait se passer « quelque chose ». Avec mon petit groupe, on s’était affilié à la Pink March, tout en participant dans la matinée à une action consistant à essayer de faire tomber les barrières ceinturant la zone rouge, à l’aide de câbles et de crochets. On n’y est pas parvenu, se faisant disperser par les canons à eau de policiers restés à distance. On a continué à marcher et à crier dans les rues de la ville, jusqu’à arrive ce début d’après-midi.

C’était le vendredi 20 juillet 2001, il devait être à peu près quinze heures. J’étais sur la Piazza Manin avec les manifestants qui, comme moi, participaient à la « Pink March », marche pacifique. Quelques dizaines de militants, vraisemblablement des « Black Blocs », sont alors arrivés sur la place, marchant au pas en forme de défilé. Chacun s’est écarté pour les laisser passer. Plusieurs minutes après, j’ai entendu des cris, senti les gaz lacrymogènes, tout le monde s’est mis à courir. C’était la police (j’emploierai les termes de « police » et de « policier » à titre générique, faute de pouvoir précisément définir à quel corps appartiennent les forces de l’ordre qui interviennent dans mon histoire) qui chargeait. Les manifestants de la « Pink March » se sont retrouvés totalement dispersés. Je me suis retrouvé avec une quinzaine d’amis dans une ruelle, cherchant à fuir ce que l’on supposait être un lieu d’affrontement entre police et « Black Blocs ». Un groupe d’une vingtaine de policiers casqués et armés de matraques est arrivé dans la ruelle. Ne sachant pas où aller, on a levé les bras en l’air et on s’est tous assis en signe de non-violence. Les policiers ont couru jusqu’à nous et, sans sommation, sans rien nous dire, se sont mis à nous matraquer. J’entendais des cris, « stop », « arrêtez », mais les coups continuaient. Au bout de quelques minutes, comme j’étais à une extrémité du groupe, ils m’en ont extrait, m’ont jeté dans un coin à deux ou trois mètres et, là, se sont acharnés sur moi. Ils étaient peut-être quatre ou cinq, ils me donnaient des coups de pieds, des coups de matraques, visant d’abord la tête mais aussi le corps et les membres. Profitant d’un moment de répit, je me suis levé tout titubant en disant « calme, calme ». Ils m’ont alors traîné jusqu’au groupe de mes amis immobiles et serrés les uns contre les autres et, d’un signe, m’ont donné l’ordre de me coucher à côté d’eux, ce que j’ai fait. L’un des policiers à continuer à me matraquer, un autre à me donner quelques coups de pieds en visant les testicules. Et puis ils sont partis.

On s’est alors relevé. Deux de mes amis m’aidaient à tenir debout. J’avais la tête en sang, du sang dégoulinait sur mes habits et sur ceux de mon amie contre laquelle j’étais couché pendant la charge. J’avais aussi le front enflé sur la partie gauche. Une autre fille de notre groupe, Leslie, saignait de la tête. On a marché quelques mètres vers une plus grande artère. Une ambulance italienne qui passait s’est fait arrêter par mes amis. Mon amie, qui pleurait et qui était manifestement choquée a voulu venir avec moi mais l’ambulancier, après l’avoir regardée, lui a dit qu’elle ne pouvait pas venir. J’y suis monté avec Leslie, celle-ci étant accompagnée de Gwendal, un autre manifestant de la « Pink March » qui n’avait pas été blessé. A l’hôpital, j’ai été rapidement pris en charge par plusieurs médecins. L’un m’a d’abord désinfecté les plaies puis recousu le crâne avec trois points de suture. Un autre m’a ensuite fait une radio de la tête avant de me dire qu’il n’y avait pas de problème. Un autre m’a enfin fait comprendre que je pourrais repartir après avoir rempli quelques formalités avec la police.

Celle-ci avait installé un bureau dans le hall d’entrée de l’hôpital. Un policier est arrivé et m’a emmené dans une petite salle proche du hall d’entrée. J’y étais vite rejoint par une jeune allemande au bras plâtré qui disait s’être fait casser le bras à coups de matraque par la police alors qu’elle participait à la « Pink March ». Elle a demandé à voir un avocat et à sortir immédiatement de l’hôpital. Le policier qui nous gardait a refusé de la laisser sortir mais a fait venir de l’extérieur deux personnes, vraisemblablement les avocats demandés, les seuls que j’ai vus pendant ces vingt-quatre heures. Ils parlaient italien, l’un maîtrisant quelques rudiments d’anglais. La rencontre a vite tourné court, peut-être deux ou trois minutes sans qu’ils prennent notre identité, puis ils sont partis. D’après ce que j’avais compris, nous devions accepter de délivrer notre identité précise à la police, suite à quoi nous pourrions sortir de l’hôpital. Nous avons donc continué à attendre. D’autres blessés ont rejoint la petite salle gardée, parmi lesquels Leslie, toujours accompagnée de Gwendal. Nous étions peut-être sept.

C’est alors que d’autres policiers sont arrivés. Deux se sont emparés de moi, l’un à mes côtés qui a pris ma radio, l’autre derrière qui me maintenait les poignets dans mon dos en les levant vers la nuque jusqu’à me faire mal. Ils allaient très vite. Dès qu’on est sorti dans la cour de l’hôpital, un policier a dit à la policière qui me tenait quelque chose que je ne compris pas. Une caméra filmait. Elle m’a relâché les poignets avant de les reprendre à l’identique, une fois passée la caméra. Des voitures de police attendaient à la sortie de l’hôpital. Elle m’a fait monter dans l’une d’entre elles et, en compagnie de son collègue, est montée à l’avant. Une vitre plastifiée me séparait d’eux. Je voyais à travers la fenêtre mes compagnons d’hôpital subir le même sort que moi. Le cortège de voitures de police, une petite dizaine, s’est élancé dans la ville. On a pris l’autoroute direction « Milano » et, au bout de plusieurs minutes, on est sorti à Bolzaneto. C’est là qu’on est rentré dans la cours d’un poste de police. D’après l’heure que j’avais demandée avant de quitter l’hôpital, il devait être entre cinq et six heures.

Je me suis retrouvé dans la cour avec les autres compagnons de l’hôpital. Un policier m’a demandé mon identité. Un autre a regardé le rapport médical succinct qui accompagnait la radio de l’hôpital avant de faire un signe d’acquiescement à d’autres policiers. Ceux-ci m’ont alors emmené dans un bâtiment. J’ai traversé un couloir avec, sur la gauche, trois ou quatre salles éclairées au néon avec des barreaux aux fenêtres et dans laquelle j’aperçus des policiers et, alignés contre le mur, des jeunes gens. Ils me menèrent jusqu’à la dernière de ces salles. A l’intérieur se trouvaient une quinzaine de jeunes gens, certains blessés avec, à leurs pieds, ce que je supposais être une radio d’hôpital, les autres apparemment indemnes physiquement. J’arrivais pour ma part avec le crâne recousu et le front endolori. Certains des jeunes gens avaient des menottes en plastique derrière le dos, les autres étaient face et mains contre le mur. C’est cette deuxième position qu’on me fit adopter en me projetant violemment contre le mur tout en me donnant des coups de pieds. Un policier me vida les poches dans laquelle se trouvaient mon porte-monnaie avec une carte d’identité française, une carte bleue, de l’argent et des chèques français, une montre et des bouts de papiers, l’un comportant notamment un numéro d’avocat du Genova social forum. Tout fut mis dans l’enveloppe qui contenait la radio de l’hôpital et mis à mes pieds.

Alors a commencé dans cette salle une longue attente que j’ai pu évaluer rétrospectivement et de manière approximative à cinq heures. Comme mes compagnons de cellule, je devais rester dans la même position sans bouger ni regarder autour de moi. J’avais très soif, je me sentais faible, à cause de ma blessure, aussi parce que je n’avais rien mangé depuis le matin. Des pas venaient et partaient, s’approchaient régulièrement de moi avant que ne tombent des coups de pieds et de poings, dans le dos et les jambes essentiellement. Des mains, de temps en temps, me saisissaient brusquement pour changer légèrement la position, en levant plus ou moins mes bras contre le mur ou en écartant plus ou moins mes jambes, comme si je ne prenais pas la posture adéquate, le tout accompagné de coups et d’injonctions en italien. D’autres mains me saisissaient parfois la tête pour claquer contre le mur mon front endolori. Le mur était blanc et j’y voyais des traces de mon sang s’y déposer. Entre les coups et, laissant les yeux tourner de gauche à droite, je voyais mes compagnons de cellules subir le même sort. L’un d’entre eux, muni de menottes en plastique se les faisait régulièrement resserrer, émettant des cris à chaque fois.

De temps en temps, un policier entrait en appelant un nom et l’un d’entre nous sortait. Il arrivait aussi que de nouveaux jeunes gens arrivent. J’ai demandé au bout d’un certain temps, en français et en anglais, si je ne pouvais pas voir un avocat. Aucune réponse n’est venue. Et les coups ont ensuite repris de manière ponctuelle. Au bout de peut-être deux heures, un policier m’a saisi par la nuque et m’a montré à deux policiers qui venaient manifestement d’entrer. Ceux-ci, après m’avoir examiné quelques secondes, ont secoué la tête en signe de négation et ma tête fut ramenée au mur. Peu de temps après, un homme, vraisemblablement médecin, a demandé de me retourner. Il portait un grand tablier et un stéthoscope autour du cou. Il a regardé ma tête, m’a demandé en anglais si je ne voulais pas dormir – j’ai compris « évanouir » – et, par signe, si je ne voulais pas vomir. Je lui ai fait comprendre que je me sentais faible. Il est sorti. Deux policiers se sont approchés de moi en riant et m’ont touché le front en me demandant en anglais ce que j’avais. Je leur ai répondu que j’avais été frappé par des policiers. L’un des deux m’a alors pris par l’épaule en criant : « By a policeman ‘ Impossible! You fall on the floor, OK?  » Je me suis retourné vers le mur sans rien dire. Le médecin est vite revenu pour appliquer contre mon front une compresse glacée avant de me plaquer à nouveau tête et front contre le mur.

L’attente a repris, toujours ponctuée de coups. Peut-être une heure à deux heures plus tard, alors que la salle me semblait se vider peu à peu, j’ai entendu une voix de femme me dire en anglais de m’asseoir. C’était une policière accompagné d’un collègue. Elle a fait asseoir chacun d’entre nous. J’ai regardé autour de moi. Nous n’étions plus qu’une petite dizaine dont Gwendal que j’apercevais seulement. C’est la première fois depuis mon arrivée que je m’autorisé à regarder vraiment qui il y avait autour de moi, au-delà de mes voisins immédiats. J’ai vu qu’il faisait nuit. J’ai demandé à la femme en anglais si je pouvais être assisté d’un avocat. Elle a souri en me faisant signe de garder le silence. Peut-être trente à quarante minutes plus tard, plusieurs policiers, que j’ai supposé arriver de la rue, sont entrés en criant des choses que je ne comprenais pas, je me suis senti soulevé et plaqué la tête contre le mur. Plusieurs coups de pieds ont suivi. Ca recommençait comme avant.

Pour moi, cela n’a pas duré longtemps. J’ai entendu au bout de quelques dizaines de minutes mon nom. Je me suis retourné. Un policier m’a fait signe de le suivre. J’ai voulu ramasser l’enveloppe dans laquelle se trouvaient mes affaires mais il m’a pris par le bras. J’ai désigné l’enveloppe en disant « document, paper », mais il m’a emmené dehors. Il était d’allure robuste, parlait calmement sans élever le ton de la voix, possédait des rudiments de français et d’anglais. Il n’allait pas me lâcher jusqu’à ce que je sorte du poste de police. Il devait être près de minuit. Il m’emmena vers un autre bâtiment. Plusieurs jeunes gens, peut-être trois, étaient à l’extérieur, tête contre le mur. Il me fit prendre la même position, à leurs côtés. Il s’est approché près de moi en me disant : « merde de français, tu vas souffrir ». « Pourquoi ? » j’ai demandé. Il m’a répondu : « tu es français, tu as frappé Gênes, je veux que tu souffres ». J’ai dit que j’étais dans des groupes pacifistes mais il m’a frappé le front en disant : « je vois ». Et à nouveau il a répété, « merde de français, tu vas souffrir ».

Il a alors pris d’une main mon bras gauche, juste au-dessus du coude, s’est mis à le malaxer, à le tordre comme s’il voulait disjoindre le biceps du reste du bras. Je criai. Il me lâcha, me ramena en arrière en disant : « ne crie pas » et me projeta violemment contre le mur. Il recommença le même geste, je gémissais faiblement et de plus en plus fort jusqu’à ce que le cri sorte. Un autre policier en civil me décrocha alors des coups pieds dans le tibia tandis que lui répétait : « il ne faut pas crier ». Ce jeu continua longtemps sans discontinuité, peut-être une à deux heures. Régulièrement, quand ma respiration devenait heurtée, il s’arrêtait quelques minutes pour que je puisse reprendre haleine. Il lui arrivait aussi de me poser des questions en italien et, comme je répondais que je ne comprenais pas l’italien, me donner coups de pieds et de poings dans les jambes, les côtes et le dos. Et, toujours,
les torsions de bras recommençaient.

Il m’a ensuite emmené à l’intérieur du bâtiment dans un couloir où étaient alignés une petite dizaine de jeunes gens. L’un d’entre eux, torse nu, avait sur le dos des marques de coups profondément marqués dans la chair. Je remarquais aussi une jeune fille aux pieds desquels se trouvait vraisemblablement une enveloppe de l’hôpital avec une radio. Je fus mis tête contre le mur. J’entendais des cris et des gémissements dans les salles voisines. Cela dura peut-être un quart d’heure.

Le policier qui s’occupait de moi me prit alors par le bras pour m’emmener dans une salle devant un policier en civil très corpulent et au crâne rasé. Il y avait derrière lui une machine à écrire. Il demanda d’où je venais, l’autre lui dit que je venais de la
France. Il s’est mis alors à crier dans mes oreilles qu’il ne parlait pas le français – c’est ce que j’ai compris – et à me bousculer vers le dehors. Le policier qui s’occupait de moi m’a alors replacé dehors et a repris les torsions de bras. Je criai brusquement : « pourquoi ? », il dit quelque chose que je ne compris pas avant de continuer, tandis qu’un autre répondait à mes cris par des coups de pieds dans le tibia ou en me claquant la tête contre le mur. Un médecin a ensuite interrompu le jeu pour examiner ma tête. Il m’a demandé en anglais si je voulais dormir, si j’avais vomi, peut-être était-ce le même que la fois précédente. Je ne me rappelle pas avoir répondu quoi que ce soit. Il m’a donné une nouvelle compresse glacée pour me l’appliquer contre le front.

Quelques minutes plus tard, le policier m’a emmené vers un autre couloir dans lequel de trouvait une soixantaine de policiers. Il a crié en italien, d’après ce que je compris, « voilà un personnage illustre ! » Ils se sont mis à rire, je devais avoir la tête déformée. Tout en reprenant les torsions de bras, il m’a baladé de part et d’autre du couloir entre deux rangées de policiers pour que ceux-ci me donnent des coups de pieds et des coups de poings. Nous avons ainsi fait deux ou trois aller-retour dans le couloir, cela n’a pas duré cinq minutes. Le policier m’a ensuite ramené à l’endroit d’où je venais juste.

Après une courte attente, il m’a emmené dans une grande salle dans laquelle opéraient plusieurs groupes de policiers, de jeunes dactylographes, d’hommes habillés de blouse blanche, avec plusieurs types d’appareils. J’aperçus Leslie et la jeune allemande au bras cassé qui attendaient. J’ai été frappé par le regard glacé de Leslie, lorsqu’elle m’a aperçu et regardé fixement. Le policier m’a emmené dans un coin pour qu’on me prenne les empreintes digitales. D’une main, il continuait les torsions de bras, de l’autre, il mangeait un sandwich. Un homme en blouse blanche me prenait en même temps la main laissée libre pour y prendre mes empreintes, tout en discutant tranquillement avec le policier qui s’occupait de moi. Une jeune dactylographe regardait la scène en souriant. Les empreintes de chacun de mes doigts furent prises. On me prit ensuite en photo, face et profil, à plusieurs reprises. Chaque séquence était ponctuée de pauses.

Le policier qui ne me lâchait pas le bras me fit ensuite asseoir devant un bureau autour duquel se trouvaient d’autres policiers. C’était toujours dans la même grande salle. Un de ces policiers me présenta trois fiches blanches en haut desquelles se trouvaient ce que je supposai être mes empreintes digitales. Il me tendit un stylo en me demandant de signer. Je demandai « pourquoi ? » Le policier qui s’occupait de moi me tordit le bras puis
m’expliqua en français qu’il s’agissait de mes fiches et qu’il fallait qu’elles portent mon nom. Je pris les trois fiches blanches et y apposai mes nom et prénom au bas. Un autre policier me présenta ensuite une feuille portant un texte dactylographié en italien. Ce texte comportait trois espaces remplis manuscrits, le premier avec mon nom et les deux autres avec des horaires, 23h30 crus-je lire pour le dernier. Le policier qui s’occupait de moi me demanda de signer au bas de la page. Je dis que je ne lisais pas l’italien. Le policier me tordit le bras en me disant qu’il fallait signer si je voulais partir. J’essayais de lire le texte mais je ne parvenais pas à me concentrer. Je lui dis que je voulais comprendre le texte. Il me dit que je n’irais pas en prison, que je serais libre si je signais. Je lui dis que je voulais bien signer pourvu qu’il me traduise le texte. Il prit alors la feuille et dit quelques phrases en français dont je saisis mal le sens. D’après ce que je comprenais, c’était une déclaration selon laquelle j’étais arrivé à telle heure au poste de police et ressorti à telle autre. Je signai.

Le policier m’a alors emmené dehors pour me conduire vers le porche d’entrée du poste de police. Il y avait une longue allée à parcourir. Un autre policier m’accompagnait en me faisant au bras droit les torsions à la base du biceps, les mêmes que m’avaient faites au bras gauche pendant plusieurs heures le policier qui s’occupait de moi. Celui-ci continuait de me tordre le bras gauche tout en marchant à mon rythme. Les deux policiers m’injuriaient, « merde, merde », tout en riant et en discutant entre eux. D’après ce que je comprenais, ils semblaient tester le degré de résistance à la douleur de mes deux bras. Au bout de l’allée, le porche s’ouvrit et ils me lâchèrent. Le policier qui s’occupait de moi m’a pris par l’épaule et m’a dit : « Regarde-moi. Je suis à Genova demain. Si je te vois à Genova, je t’arrête ». Il m’a ensuite dit de rejoindre la ville à pieds en m’indiquant la mauvaise direction. Je suis parti. D’après un groupe d’italiens que j’ai croisé quelques dizaines de minutes plus tard, il devait être alors à peu près trois heures du matin.


[1] vincentbonnecase@cnrs.fr

[2] Samizdat.net (dir .), Gênes. 19-20-21 juillet 2001 : Multitudes en marche contre l’Empire, Paris, Reflex, 2002.

[3] Pour l’investissement des enjeux spatiaux par la sociologie des mobilisation, Hélène Combes, David Garibay et Camille Goirand (dir.), Les lieux de la colère. Occuper l’espace pour contester, de Madrid à Sanaa, Paris, Karthala, 2015. Pour des exemple précis de ces enjeux spatiaux, Delphine Pagès-El Karoui et Leila Vignal, « Les racines de la « révolution du 25 janvier » en Égypte : une réflexion géographique », EchoGéo, mis en ligne le 27 octobre 2011, consulté le 22 janvier 2021, http://journals.openedition.org/echogeo/12627 (lorsque l’espace, notamment la place Tahrir, constitue un lieu de reconnaissance et d’appropriation pour des mobilisé.e.s) ; John L. Hammond, “The significance of space in Occupy Wall Street”, Interface, vol. 5 (2), p. 499-524, 2013 (lorsque l’espace incarne le pouvoir constitue la cible de mobilisé.e.s).

[4] Voir à ce sujet, sous un angle judiciaire, Cahn, Olivier. « La répression des « black blocs », prétexte à la domestication de la rue protestataire », Archives de politique criminelle, vol. 32, no. 1, 2010, p. 165-218. 

[5] Sur la multiplicité des acteurs ou actrices qui participent à l’institutionnalisation de l’ordre en situation autoritaire et dans une approche non intentionnaliste du politique, Béatrice Hibou, Anatomie politique de la domination. Paris, La Découverte, 2011.

[6] Sur la production de « l’accident » et les narratifs officiels auxquels celui-ci peut donner lieu, Alain Dewerpe, Charonne, 8 février 1962 : anthropologie historique d’un massacre d’État, Paris, Gallimard, 2006.

[7] http:// comite-soutien-vincenzo.org

[8] Dario Battistella, « Recherche ennemi désespérément… Réponse à Samuel P. Huntington à propos d’un affrontement à venir entre l’Occident et l’Islam », Confluences Méditerranée, n°40, 2002, p. 81-94.